Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/426

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malheureuse s’il m’y fallait renoncer. Concluez de là que vous m’êtes aussi nécessaire que ma propre existence, puisque, tous les jours, je préfère d’être avec vous à être avec tous les gens que je vois : ce n’est pas une douceur que je prétends vous dire, c’est une démonstration géométrique que je prétends vous donner. » À ces douceurs d’un ordre si raisonné, le président répond par des galanteries de sa façon, et qui ne sont pas toutes très-délicates. Il lui donne les nouvelles de la Cour et de ses propres soupers : « Notre souper fut excellent, et, ce qui vous surprendra, nous nous divertîmes. Je vous avoue qu’au sortir de là, si j’avais su où vous trouver, j’aurais été vous chercher ; il faisait le plus beau temps du monde, la lune était belle… » On peut juger si Mme Du Deffand le plaisante sur cette lune ; elle réduit cet éclair de sentiment à sa juste valeur, et, tout en essayant de lui dire quelques paroles aimables, elle livre la clef de sa propre nature au physique et au moral. Ici j’affaiblirai un peu son aveu, et je le traduirai : au physique indifférence, et au moral point de roman[1].

Ajoutez-y une activité dévorante qui ne savait comment se donner le change, et vous commencerez à la comprendre.

Telle elle était à l’âge où expirent les derniers rayons de la jeunesse. C’est une dizaine d’années après, qu’elle sentit graduellement sa vue s’affaiblir, et qu’elle entrevit dans un avenir prochain l’horrible cécité. Poursuivie de cette idée de solitude et d’éternel ennui, elle essaya alors de se donner une compagne dans Mlle de Lespinasse. On sait l’histoire : la jeune demoiselle de compagnie, après quelques années, se brouilla avec sa patronne, et lui enleva toute une partie de sa société,

  1. J’oserai plus dans une note ; elle disait tout net : « Ni tempérament, ni roman. »