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lit, son jugement s’échappe aussitôt et ne se laisse arrêter à aucune considération du dehors. Les mots les plus vifs et les plus justes qu’on ait retenus sur les hommes célèbres de son temps, c’est elle qui les a dits.

Le trait distinctif de son esprit était de saisir la vérité, la réalité des choses et des personnes, sans illusion d’aucun genre. « N’est-il pas insupportable, disait-elle de son monde factice, de n’entendre jamais la vérité ? » Et comme si elle avait cherché pourtant quelque chose au delà, quand elle avait découvert cette réalité, elle n’était pas satisfaite, et le dégoût, l’ennui commençait. L’ennui était son grand effroi, son redoutable ennemi. Nature ardente sous ses airs de sécheresse, elle voulait repousser ce mortel ennui à tout prix ; il semblait qu’elle portât en elle je ne sais quel instinct qui cherchait vainement son objet. Une des personnes de sa société qu’elle appréciait le plus était la duchesse de Choiseul, femme du ministre de Louis XV, personne bonne, vertueuse, régulière à la fois et charmante, et qui n’avait d’autre défaut à ses yeux que d’être trop parfaite ; elle lui écrivait un jour : « Vous ne vous ennuyez donc point, chère grand’maman (c’était un sobriquet de société qu’elle lui donnait), et je le crois, puisque vous le dites. Votre vie n’est point occupée, mais elle est remplie. Permettez-moi de vous dire ce que je pense, c’est que si elle n’était pas occupée, elle ne serait pas remplie. Vous avez bien de l’expérience ; mais il vous en manque une que, j’espère, vous n’aurez jamais : c’est la privation du sentiment, avec la douleur de ne s’en pouvoir passer. » Nous touchons là le point profondément douloureux de cette nature qu’on a crue sèche et qui ne l’était pas. C’est par ce sentiment à la fois d’impuissance et de désir que Mme Du Deffand fait, en quelque sorte, le lien entre le xviiie siècle et le nôtre. Mme de Mainte-