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ler et son ami le poëte Gessner herborisant ensemble dans les hautes montagnes, et Gessner, épuisé de fatigue, se couchant à terre et succombant au sommeil au milieu d’une atmosphère glacée : « M. de Haller, disait-il, vit avec inquiétude son ami livré à un sommeil que le froid aurait pu rendre funeste. Il chercha comment il pourrait le dérober à ce danger ; bientôt ce moyen se présenta à sa pensée ou plutôt à son cœur. Il se dépouilla de ses vêtements, il en couvrit Gessner ; et, le regardant avec complaisance, il jouit de ce spectacle sans se permettre aucun mouvement, dans la crainte d’en interrompre la durée. Que ceux qui connaissent les charmes de l’amitié se peignent le réveil de Gessner, sa surprise, et leurs embrassements ; que l’on se représente enfin, au milieu d’un désert, cette scène touchante et si digne d’avoir des admirateurs ! » Et moi je demande comment il est possible de savoir si bien ce qui se passa sur le visage de Haller regardant son ami avec complaisance, dans une scène qui n’eut pas de témoin, puisque Gessner d’abord n’y figurait qu’endormi ; et Haller était sans doute trop occupé de son ami pour songer à sa propre attitude. Nous surprenons là chez Vicq-d’Azyr ce que j’appellerai le goût ou le genre Louis XVI en littérature, et qui n’est déjà plus celui de Louis XV. Le genre Louis XVI, qui régna jusqu’en 91, est essentiellement honnête, fleuri et riant ; il s’inspire d’un sentimentalisme vertueux. Bienfaisance, réforme, espérance, l’amour du bien, un optimisme brillant et assez aimable, ce sont les caractères moraux qui le distinguent, et le tout se traduit volontiers dans un style élégant, un peu mou et trop adouci. Bernardin de Saint-Pierre, en certains tableaux, nous en offre l’idée. Plus ordinairement il s’y glisse du Florian, du Gessner, et même du Berquin. Il y en a un peu dans cette scène des Alpes entre les