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pour se retracer au vrai sa physionomie et sa personne, il ne suffit pas de lire ses écrits. Un poëte se peint dans ses écrits ; à la rigueur, un critique s’y peint aussi, mais le plus souvent c’est en traits affaiblis ou trop brisés ; son âme y est trop éparse. Il faut que la tradition nous aide à rassembler ses traits et nous mette sur la voie, si nous voulons recomposer avec quelque certitude sa figure et son caractère. Je voulais depuis longtemps savoir à quoi m’en tenir sur les quatre critiques célèbres du Journal de l’Empire, desquels je ne connaissais qu’un seul : je m’adressai à celui-ci, à M. de Feletz lui-même ; je lui demandai, un jour, son propre jugement sur ses anciens collaborateurs, et il me l’exposa en termes pleins de justesse et avec le sentiment des nuances. Il se peignait lui-même, critique sincère et fin, en me dépeignant les autres. Je redirai, à peu de chose près, son jugement, dans lequel les lectures que je viens de faire m’ont pleinement confirmé.

Geoffroy était surtout un humaniste, et des plus instruits. Sorti du noviciat des Jésuites, il avait concouru pour un prix que décernait alors l’Université, et, trois années de suite, il avait remporté ce prix. Successivement professeur au Collège de Navarre et au Collège Mazarin, il travaillait de plus dans l’Année littéraire. Il y rendit compte du Voyage d’Anacharsis, et avec assez de sévérité. Il connaissait bien l’antiquité, bien le XVIIe siècle, et moins le XVIIIe. Le Voyage d’Anacharsis, me disait M. de Feletz, est peut-être le dernier livre moderne qu’il ait lu. En général, dans ses articles de l’Année littéraire, il visait plus à la justesse qu’au piquant. Il était solide jusqu’à paraître un peu lourd. Il avait pris le goût du théâtre dans une maison où il avait été quelque temps précepteur. Pendant le fort de la Révolution, il se déroba et se fit recevoir instituteur primaire dans