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à leur manière, le tableau de Théocrite dans les Fêtes de Cérès, et celui de Virgile célébrant les vertus des vieux Sabins : Casta pudicitiam servat domus. Mme  Sand, même quand elle se complaît à des images douces, a en elle le puissant et le plantureux. Quoi qu’elle fasse, même dans les touches gracieuses, on sent une nature riche et drue, comme on dirait en ce vieux langage.

La Mare-au-Diable n’était que le premier pas dans la voie pastorale qu’elle s’est ouverte ; le Champi et la Petite Fadette marquent le second pas, qui diffère déjà du premier. Je m’arrêterai surtout, comme exemple, à la Petite Fadette. Dans la Mare-au-Diable, l’auteur remarque en un endroit qu’il est obligé de traduire le langage antique et naïf des paysans de la contrée : « Ces gens-là, dit-il, parlent trop français pour nous, et, depuis Rabelais et Montaigne, les progrès de la langue nous ont fait perdre bien des vieilles richesses. Il en est ainsi de tous les progrès, il faut en prendre son parti. » Mme  Sand ici ne le prend pas. Elle regrette ces richesses ; elle regrette, comme Fénelon, ce je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné, qui animait notre vieux langage et que la langue rustique a conservé par endroits. Dans la Petite Fadette elle essaie de ressaisir ce je ne sais quoi et de le raviver. Sous prétexte que c’est le Chanvreur qui lui a raconté l’histoire à la veillée, elle garde le plus qu’elle peut des mots et des locutions qu’il employait. Elle adopte un genre mixte, comme si elle contait « ayant à sa droite un Parisien parlant la langue moderne, et à sa gauche un paysan devant lequel elle ne voudrait pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer. Ainsi elle a à parler clairement pour le Parisien, naïvement pour le paysan. » Le problème est délicat à résoudre, et elle s’en tire aussi merveilleusement qu’il est possible.