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lui confier sa fille, la petite Marie, qui vient de s’engager comme bergère tout près de l’endroit où va Germain. Marie ne paraît qu’une enfant, elle va pourtant sur ses seize ans. Germain, grave et honnête, semblerait comme son père ou son oncle. On la lui confie ; elle monte en croupe sur la Grise, et tous deux partent, Germain rêvant à sa défunte plus qu’à sa future, et Marie pleurant de quitter sa mère et le pays.

Les détails du départ, le premier trot de la Grise, la mère de celle-ci, la Vieille Grise, qui, paissant près de là, reconnaît sa fille au passage, et qui essaie de galoper sur la marge du pré pour la suivre, tout est peint au naturel, avec une observation parfaite et une expression vivante. On n’a pas affaire ici à un peintre amateur qui a traversé les champs pour y prendre des points de vue : le peintre y a vécu, y a habité des années ; il en connaît toute chose et en sait l’âme ; il sait le vol des grues dans le nuage, le babil de la grive sur le buisson, et l’attitude de la jument au bord de la haie, « pensive, inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d’herbes qu’elle ne songeait plus à manger. »

Germain, après les premiers moments de silence, commence à deviser avec la petite Marie. Elle est au fait du motif de son voyage. Il lui parle de ses enfants, du petit Pierre, son gentil aîné, qu’il n’a pas embrassé au moment de partir, et qui s’est sauvé en boudant parce que son père n’a pas voulu l’emmener. Il laisse échapper son inquiétude qu’une épouse nouvelle ne soit pas, pour ces enfants d’un autre lit, telle qu’il faudrait. La petite Marie répond à tout avec modestie et raison, avec ce tact du cœur qui chez les femmes enseigne toutes les délicatesses : « Moi, à votre place, dit-elle, j’aurais emmené l’aîné. Bien sûr, ça vous aurait fait aimer tout de suite, d’avoir un enfant si beau. »