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reur des guerres civiles. Ferdousi, dans son récit puisé à la tradition, est loin d’avoir eu une intention aussi expresse ; mais on ne craint pas de dire qu’après avoir lu cet épisode dramatique et touchant, cette aventure toute pleine de couleurs d’abord et de parfums, et finalement de larmes, si l’on vient à ouvrir ensuite le chant VIIIe de la Henriade, on sent toute la hauteur d’où la poésie épique chez les modernes est déchue, et l’on éprouve la même impression que si l’on passait du fleuve du Gange à un bassin de Versailles.

Je demande à donner en peu de mots une idée de ce qu’est cet épisode chez Ferdousi. Roustem nous représente assez bien l’Hercule ou le Roland des traditions orientales : ce n’est pas précisément un roi, c’est plus qu’un roi, et il peut dire, lui aussi, dans son orgueil :

J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être.


Roustem appartient à cet âge héroïque où la force physique est encore considérée comme la première des vertus. Un jour, il était allé seul à la chasse de l’onagre, du côté du pays des Turcs, monté sur son bon cheval Raksch, aussi rapide que le feu. Après avoir tué bon nombre de bêtes sauvages, accablé de fatigue, il s’endormit, laissant Raksch paître à son gré dans la plaine. Quelques Turcs passèrent, qui enlevèrent le cheval, non sans que celui-ci fît belle résistance et tuât plus d’un de ses ravisseurs. Roustem, au réveil, se trouva au dépourvu, un peu honteux de sa mésaventure. Il s’achemina lentement vers la ville voisine, appelée Sémengan. Son renom était tel, que le roi de la ville, bien que sujet des Turcs, sachant qu’il approchait, vint au-devant de lui, lui promit de faire chercher Raksch, et lui offrit une splendide hospitalité. Roustem s’assit au banquet et s’enivra, ce qui n’était point une honte. La nuit était