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tant de dynasties et tant de siècles qui, de loin, semblent ramassés en un jour, le poëte a conçu le sentiment profond de l’instabilité des choses humaines, de la fuite de la vie et des années brillantes, du néant de tout, excepté d’une bonne renommée ; car il croit à la poésie et à la gloire. Hors de là, il se complaît à ce détachement tranquille, universel, à cette espèce d’épicuréisme transcendant, le même qu’on retrouve et qui s’exhale dans les livres de la Sagesse de Salomon. Ce thème éternel est rajeuni ici par une imagination charmante. Ferdousi y joint une douceur particulière, une disposition de clémence et de compassion qui sent le voisinage de l’Inde. Par exemple, un des meilleurs rois qu’il nous montre dans les premières dynasties, Féridoun, a trois fils. Ces trois frères, dont le dernier n’est pas de la même mère que les deux autres, ont un caractère bien différent. Les deux premiers, dévorés d’ambition, jaloux de la préférence que leur père montre à leur puîné, décident de s’en défaire. C’est la conjuration des fils de Jacob contre leur frère Joseph. Le jeune homme, le vertueux Iredji, est averti par son père même du mauvais dessein de ses aînés, mais il ne veut employer avec eux d’autres armes que la persuasion, et, regardant son vieux père avec tendresse, il lui dit ces belles paroles :

« Ô Roi ! pense à l’instabilité de la vie qui doit passer sur nous comme le vent. Pourquoi l’homme de sens s’affligerait-il ? Le temps fanera la joue de rose et obscurcira l’œil de l’âme brillante. Au commencement la vie est un trésor, à sa fin est la peine, et puis il faut quitter cette demeure passagère. Puisque notre lit sera la terre et que notre couche sera une brique, pourquoi planter aujourd’hui un arbre dont la racine se nourrirait de sang, dont le fruit serait la vengeance ?… La couronne, le trône et le diadème ne m’importent pas ; j’irai au-devant de mes frères sans armée, et je leur dirai : Ô mes frères illustres, qui m’êtes chers comme mon corps et mon âme, ne me prenez pas en haine, ne méditez pas vengeance contre moi ! la haine ne convient pas aux croyants. »