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digue tant désirée fut construite, mais quand le poëte n’était plus : quatre siècles après, on en voyait encore les restes. Telle est, en abrégé, la vie de Ferdousi, comme je l’emprunte au travail de M. Mohl.

On devine déjà que le poëme sorti d’une telle main et couvé d’un tel cœur ne saurait être une œuvre vulgaire. Il faudrait bien de l’espace pour en donner une idée un peu générale. Le livre se compose d’une suite d’épisodes sans lien étroit. Le poëte raconte toute l’histoire des premiers rois de Perse, des fondateurs de dynasties, telle qu’elle s’est transmise et transfigurée dans la mémoire, pleine d’imagination et de féerie, de ces peuples orientaux. Les fables y abondent, recouvrant des symboles qu’il n’est pas aisé de pénétrer. La véritable poésie épique, pour être vivante, a besoin de reposer sur des racines populaires et d’y puiser sa sève, sans quoi elle ne produit que des œuvres de cabinet, belles peut-être, mais toujours un peu froides. Virgile n’a réussi qu’à produire une épopée de cette dernière espèce : Homère nous offre le modèle accompli de la première. À le lire naïvement, on y saisit à la fois le fond des choses qui ont dû être transmises, et le génie individuel qui les a prises en main et rehaussées. Mais, en passant dans le monde oriental où tout nous est étranger, il est difficile de se prêter à ces traditions merveilleuses, gigantesques, qui ne nous concernent plus à aucun degré, et l’on est embarrassé, à travers ces flots de couleur nouvelle, de faire la part de ce qui revient en propre au talent du poëte. Toutefois, grâce à la méthode fidèle et religieuse de traduction qu’a adoptée M. Mohl, on peut se former jusqu’à un certain point une idée du génie personnel de Ferdousi. Ce génie, tel qu’il se prononce dans les parties ordinaires et comme dans le récitatif du poëme, est tout moral et grave. En voyant se succéder