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tant, il laissa aux mains d’un ami un papier scellé, recommandant qu’on le remît au sultan vingt jours après son départ. Quand le sultan ouvrit ce papier à son adresse, il y trouva une satire sanglante. C’était la vengeance du poëte, la flèche de Parthe qu’il lui lançait en fuyant, et cette vengeance subsiste encore. On y lit :

« Ô Roi, je t’ai adressé un hommage qui sera le souvenir que tu laisseras dans le monde. Les édifices que l’on bâtit tombent en ruine par l’effet de la pluie et de l’ardeur du soleil ; mais j’ai élevé, dans mon poëme, un édifice immense auquel la pluie et le vent ne peuvent nuire. »

Ferdousi n’a pas besoin d’avoir lu Horace ni Ovide pour dire les mêmes choses qu’eux, avec la haute conscience de sa force, et dans un sentiment plus poignant. Il continue de se rendre justice, et de la faire sur ce roi ingrat :

« Des siècles, dit-il, passeront sur ce livre, et quiconque aura de l’intelligence le lira. J’ai vécu trente-cinq années dans la pauvreté, dans la misère et les fatigues, et pourtant tu m’avais fait espérer une autre récompense, et je m’attendais à autre chose de la part du maître du monde !… Mais le fils d’un esclave ne peut valoir grand’chose, quand même son père serait devenu roi… Quand tu planterais dans le jardin du Paradis un arbre dont l’espèce est amère, quand tu en arroserais les racines, au temps où elles ont besoin d’eau, avec du miel pur puisé dans le ruisseau du Paradis, à la fin il montrera sa nature et portera un fruit amer. »

Au reste, ce n’est point par un désir égoïste de vengeance qu’il écrit cette satire, c’est dans une pensée plus haute :

« Voici pourquoi j’écris ces vers puissants : c’est pour que le roi y prenne un conseil, qu’il connaisse dorénavant la puissance de la parole, qu’il réfléchisse sur l’avis que lui donne un vieillard, qu’il n’afflige plus d’autres poëtes, et qu’il ait soin de son honneur ; car un poëte blessé compose une satire, et elle reste jusqu’au jour de la Résurrection. »