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deur. Il a raconté lui-même comment, dans les premiers temps de cette entreprise, occupé de rechercher les traditions déjà en partie recueillies, il se tourmentait d’une tristesse jalouse, craignant que sa vie ne fût trop courte pour une telle œuvre et que son trésor ne lui échappât. Il avait dans sa ville natale un ami qui ne faisait qu’un avec lui, et ils étaient comme deux âmes dans un même corps. Cet ami le soutint, l’encouragea : « C’est un beau plan, lui disait-il, et ton pied te conduira au bonheur. Ne t’endors pas ! tu as le don de la parole, tu as de la jeunesse, tu sais conter un récit héroïque : raconte de nouveau ce livre royal, et cherche par là la gloire auprès des grands. » Cet ami lui abrégea les recherches, lui procura un certain recueil déjà fait, et le poëte, voyant la matière en sa puissance, sentit sa tristesse se convertir en joie. Mais le monde alors était rempli de guerres, et le temps semblait peu favorable aux récompenses. Tout poëte, en tout pays, cherche son Auguste et son Mécène ; appelez ce Mécène du nom que vous voudrez : Ferdousi cherchait le sien. Il crut le trouver d’abord dans le gouverneur de sa province, Abou-Manzour, jeune prince rempli de générosité et de clémence, qui lui dit : « Que faut-il que je fasse pour que ton âme se tourne vers ce poëme ? » Ferdousi espérait déjà que son fruit allait mûrir à l’abri de l’orage ; mais le jeune gouverneur périt assassiné, et le poëte se trouva de nouveau à la merci du sort. C’est alors qu’il ouït parler du sultan Mahmoud, qui, dans sa Cour de Ghaznin, s’entourait d’une pléiade de poëtes, mettait au concours les histoires des anciens rois, et désirait un homme capable de les orner et de les embellir sans les altérer. Ce que désirait Mahmoud, Ferdousi était en voie de l’exécuter. Ferdousi n’était plus jeune, il avait cinquante-sept ans environ ; il y avait plus de vingt ans qu’il travaillait à son