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comme un miroir légèrement ému. Le Penseroso est le chef-d’œuvre du poëme méditatif et contemplatif ; il ressemble à un magnifique oratorio, où la prière par degrés monte lentement vers l’Éternel. Les différences avec le sujet présent se marquent d’elles-mêmes. Ce n’est point une comparaison que j’établis. Ne déplaçons point de leur sphère les noms augustes. Tout ce qui est beau de Milton est hors de pair ; on y sent l’habitude tranquille des hautes régions et la continuité dans la puissance. Pourtant, dans les Nuits plus terrestres, mais aussi plus humaines, de M. de Musset, c’est du dedans que jaillit l’inspiration, la flamme qui colore, le souffle qui embaume la nature ; ou plutôt le charme consiste dans le mélange, dans l’alliance des deux sources d’impressions, c’est-à-dire d’une douleur si profonde et d’une âme si ouverte encore aux impressions vives. Ce poëte blessé au cœur, et qui crie avec de si vrais sanglots, a des retours de jeunesse et comme des ivresses de printemps. Il se retrouve plus sensible qu’auparavant aux innombrables beautés de l’univers, à la verdure, aux fleurs, aux rayons du matin, aux chants des oiseaux, et il porte aussi frais qu’à quinze ans son bouquet de muguet et d’églantine. La muse de M. de Musset aura toujours de ces retours, même à ses moins bons moments, mais nulle part cette fraîcheur naturelle ne se marie heureusement comme ici avec la passion saignante et la douleur sincère. La poésie, cette chaste consolatrice, y est traitée aussi presque avec culte, avec tendresse.

Que restera-t-il des poëtes de ce temps-ci ? Téméraire serait celui qui prétendrait assigner les lots et faire aujourd’hui le partage. Mais le temps marche si vite de nos jours, qu’on peut, dès à présent, apercevoir ses effets divers sur des œuvres qui, à leur naissance, pa-