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souffle est fort et puissant ; le dieu, dites si vous voulez le démon, a passé par là.

La jeunesse, qui en telle matière ne se trompe guère, l’a senti tout d’abord. Quand ces poëmes de Namouna et de Rolla n’avaient encore paru que dans les Revues, et n’avaient pas été recueillis en volume, des étudiants en droit, en médecine, les savaient par cœur d’un bout à l’autre, et les récitaient à leurs amis, nouveaux arrivants. Plus d’un sait encore ce splendide début de Rolla, cette apostrophe au Christ, cette autre apostrophe à Voltaire (car il y a beaucoup d’apostrophes), surtout ce ravissant sommeil de la fille de quinze ans :

Oh ! la fleur de l’Éden, pourquoi l’as-tu fanée,
Insouciante enfant, belle Ève aux blonds cheveux ?…


Je parle de la jeunesse d’il y a plus de dix ans. Alors on récitait tout de ces jeunes poëmes, maintenant on commence peut-être déjà à faire le choix.

Après Namouna et Rolla, il restait à M. de Musset un progrès à faire. Il était allé dans l’effort et dans le pressentiment de la passion aussi loin qu’on peut aller sans avoir été touché de la passion même. Mais, à force d’en parler, de s’en donner le désir et le tourment, patience ! elle allait venir. Malgré ses outrages et ses blasphèmes, son cœur en était digne. Celui qui avait flétri dans des stances brûlantes cet odieux et personnel Lovelace, celui-là avait pu afficher des prétentions au roué ; mais au fond il avait le cœur d’un poëte honnête homme. Car, remarquez-le bien, même chez l’auteur de Namouna, la fatuité (si j’ose dire) n’est qu’à la surface ; il s’en débarrasse dès que sa poésie s’allume.

Un jour donc, M. de Musset aima. Il l'a trop dit et redit en vers, et cette passion a trop éclaté, a trop été proclamée des deux parts, et sur tous les tons, pour