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Je suis donc à l’aise pour dire qu’il y a dans les poèmes de Rolla et de Namouna une bonne moitié qui ne répond pas à l’autre. La très-belle partie de Namouna, celle où le poëte se déclare avec une pleine puissance, est au chant deuxième. C’est là que M. de Musset déroule sa théorie du Don Juan et oppose les deux espèces de roués qui se partagent, selon lui, la scène du monde : le roué sans cœur, sans idéal, tout égoïsme et vanité, cueillant le plaisir à peine, ne visant qu’à inspirer l’amour sans le ressentir, Lovelace ; et l’autre type de roué, aimable et aimant, presque candide, passant à travers toutes les inconstances pour atteindre un idéal qui le fuit, croyant aimer, dupe de lui-même quand il séduit, et ne changeant que parce qu’il n’aime plus. C’est là, suivant M. de Musset, le Don Juan véritable, tout poétique,

Que personne n’a fait, que Mozart a rêvé,
Qu’Hoffmann a vu passer, au son de la musique,
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu’il n’a point achevé,
Et que de notre temps Shakespeare aurait trouvé.


Et M. de Musset va essayer de le peindre avec les couleurs les plus fraîches, les plus enchantées, avec des couleurs qui me rappellent (Dieu me pardonne !) celles de Milton peignant son couple heureux dans Éden. Il nous le montre beau, à vingt ans, assis au bord d’une prairie, à côté de maîtresse endormie, et protégeant, comme l’ange, son sommeil :

Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France…
Portant sur la nature un cœur plein d’espérance,
Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ;
Si candide et si frais que l’Ange d’innocence
Baiserait sur son front la beauté de son cœur.
Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie.