Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/272

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profondes atteintes ; on ne retrouvait plus l’ancienne gaieté des soldats, ces chants du bivouac, qui consolaient des fatigues : c’était une disposition toute nouvelle dans une armée française, et après une victoire.

Un régiment est une famille, et le rôle de colonel, conçu dans son véritable esprit, est l’un des plus beaux à remplir. On commande à un groupe d’hommes déjà considérable, mais jouissant encore d’une parfaite unité, qu’on tient tout entier dans sa main et sous son regard, dont on peut connaître chacun par son nom, en le suivant jour par jour dans ses actes. Dans les grades plus élevés, on voit de plus loin, plus en grand ; le génie de la guerre, si on l’a, trouve mieux à se déployer. Mais, au point de vue de la moralité militaire, dans cette vaste confrérie qu’on appelle l’armée, il n’y a nulle part autant de bien à faire, un bien aussi direct, aussi continu que dans le grade de colonel.

M. de Fezensac, jeune, doué de toutes les qualités qui humanisent et civilisent la guerre, comprit ce rôle dans son plus noble sens et, l’on peut dire, dans sa beauté morale ; il ne s’attacha plus qu’à le bien remplir. Le spectacle de l’incendie de Moscou et des scènes de désolation qui s’y mêlèrent l’avait affecté douloureusement : détournant la vue des malheurs qu’il ne pouvait soulager, il eut à cœur de corriger du moins ceux qui étaient à sa portée, et de s’acquitter de tous les devoirs utiles. Pendant le mois de séjour à Moscou et aux environs, il ne s’était appliqué qu’à remonter le matériel de son régiment et à y entretenir le moral. La veille de la retraite, 18 octobre, l’Empereur passa au Kremlin la revue du 3e corps, qui était celui de Ney. « Cette revue fut aussi belle que les circonstances le permettaient. Les colonels rivalisèrent de zèle pour présenter leurs régiments en bon état. Personne, en les voyant, n’aurait pu