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offre sous cette plume de Commynes, curieuse, attentive, fidèle, et si étrangère à un but littéraire, à un effet dramatique. La première attaque d’apoplexie frappa Louis XI aux Forges, près Chinon. Il était à table ; il perdit subitement la parole ; il voulait s’approcher de la fenêtre ; mais, croyant bien faire, on l’en empêcha, et on le retint près du feu. Dès qu’il se trouve mieux quelques jours après, sa ruse, sa méfiance est la première chose qui se réveille en lui, et qui reprend connaissance. Il s’enquiert de ceux qui l’ont retenu par force dans le premier moment, et les chasse tous de sa maison, moins par colère réelle que par feinte, et pour servir d’exemple à ceux qui seraient tentés dans la suite d’user de sa faiblesse pour empiéter en quoi que ce soit : « Car il étoit maître, dit Commynes, avec lequel il falloit charrier droit. » Avant même d’avoir retrouvé toute sa tête, il fait semblant de comprendre les dépêches qu’on lui apporte et qu’on lui lit ; il les prend en main, et fait mine de les lire à son tour, bien qu’il soit encore hors d’état d’y rien voir : c’est le roi qui se réveille en lui avant l’homme. Revenu à Tours, et enfermé dans son château du Plessis, Louis XI se livre à toutes les bizarreries qu’on sait, mais dont le but et l’intention étaient surtout politiques. Plus il se resserre dans la prison qu’il s’est faite, plus il cherche à se multiplier dans l’idée des autres et dans la sienne, à faire le vivant. Il envoyait acheter, par exemple, des chevaux, des chiens de race de tous côtés, aux pays étrangers, là où il voulait qu’on le crût bien portant et capable d’aller encore à la chasse. Tout cela pour faire illusion jusqu’au bout aux autres et à lui-même. Ces incomparables détails, donnés par Commynes, témoin assidu, et qui ne quittait pas sa chambre, font de cette partie de son histoire le plus éloquent tableau de misère royale et humaine. Le nom de Tacite