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pouvait se tenir de lâcher un bon mot sur les gens, quand il ne les craignait pas. Mais, le bon mot lâché, il fallait voir comme il réparait, comme il se condamnait lui-même aux dépens ; il guérissait de son mieux, avec sa libéralité, les blessures qu’il avait faites à l’amour-propre. Il disait avec une grâce parfaite, car son propos se retrouvait charmant dès qu’il le voulait : « Ma langue m’a porté grand dommage, aussi m’a-t-elle fait beaucoup de plaisir : c’est raison que je paie l’amende. » Si l’on ne se tenait sur ses gardes en lisant Commynes, on se prendrait par instants, non-seulement à excuser et à goûter Louis XI, mais à l’aimer pour tant de bonne grâce et de finesse. Ce serait tomber dans un autre excès et accorder assurément beaucoup plus que Louis XI lui-même ne désira jamais.

Commynes avait vingt et un ans lorsqu’eut lieu l’entrevue de Péronne (1468). Louis XI, on ne sait trop comment, et par excès de confiance en sa supériorité de finesse, s’était venu mettre au pouvoir de Charles ; le renard s’était jeté sous les griffes du lion. Il y eut là un moment terrible pour le rusé pris au piége. Ce fut quand Charles eut la preuve qu’au même moment où le roi venait pour le leurrer de belles paroles et le faire revenir sur les conditions onéreuses du traité juré, il excitait sous main les Liégeois révoltés contre lui. En cette crise, Commynes et Louis XI s’entendirent de prime abord et d’un clin d’œil. Commynes couchait dans la chambre du duc ; il l’avait vu toute la nuit debout et rôder troublé de colère. Il savait à point nommé ses projets et les limites d’où il ne se départirait pas. Il fit prévenir à temps le roi de l’excès du danger et de la nécessité d’en passer à tout prix par les conditions qu’on exigerait. La scène du matin entre le roi et le duc nous est rendue au vif. Le duc, en abordant le roi, tremble ;