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ce bonhomme eut le courage de demeurer académicien, et s’éteignit dans Rotterdam, au bout d’une phrase élégante encore, mais méprisée. »

Ici, me permettra-t-il de lui représenter qu’il est injuste ? Érasme, si élégant écrivain qu’il fût, n’était pas du tout un académicien dans le sens où l’entend l’orateur ; il était de ceux qui aiment les Lettres, mais non la phrase. Vous en faites un Balzac ridicule ; Érasme n’était qu’un Voltaire modéré, un Fontenelle au goût littéraire plus sain, le précurseur de Rabelais sans ivresse, un sage qui, venu trop tôt et placé entre des partis extrêmes dont il ne pouvait épouser aucun, demandait la permission de rester neutre. « Parce qu’Érasme, nous dit Bayle, n’embrassa point la réformation de Luther et qu’il condamna cependant beaucoup de choses qui se pratiquaient dans le papisme, il s’est attiré mille injures, tant de la part des catholiques que de la part des protestants. » Faut-il qu’il encoure aujourd’hui la même destinée ? Je laisse à cette grande renommée d’Érasme la gloire de la science et de l’esprit, mais je ne cesserai jamais de revendiquer sous ce nom le droit du bon sens fin et mitigé, de la raison qui regarde, qui observe, qui choisit, qui ne veut point paraître croire plus qu’elle ne croit ; en un mot, je ne cesserai jamais, en face des philosophies altières et devant la foi même armée du talent, de stipuler le droit, je ne dis pas des tièdes, mais des neutres.