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nous revenir de là avec la robe blanche du frère prêcheur. Que s’était-il passé en lui ?

Dans sa conduite comme dans son éloquence, l’abbé Lacordaire a de ces tours imprévus, de ces hardis élans, de ce qu’on appellerait dans un général d’armée des illuminations soudaines. À le bien écouter, on en saurait pourtant les raisons. À peine établi dans cette chaire de Notre-Dame, il n’avait pas été sans se rendre compte de sa puissance d’action sur son public ; il avait senti qu’il était en voie d’opérer une œuvre, et, selon qu’il l’espérait, une œuvre bénie. Il voulut davantage. Dans cette haute ambition morale qu’il avoue et qui est celle de conquérir le plus d’esprits et le plus de cœurs à ce qu’il croit la vérité, il s’était dit : « Ma parole est utile ; pourquoi ne serait-elle pas perpétuelle ? Mais pour cela il faut un corps, un Ordre ; or, cet Ordre est tout trouvé, il existe ; il ne s’agit que de le ressusciter en France. » Toutefois, l’entreprise au premier abord était étrange. En se faisant dominicain, il se séparait nettement sans doute des jésuites, qui sont l’Ordre rival et adverse ; mais il ne se rapprochait point pour cela du préjugé populaire. Quoi ! s’en aller précisément choisir pour patron celui à qui l’on prêtait l’établissement de l’Inquisition, la croisade des Albigeois ! Il faisait donc un acte très-périlleux, au point de vue de la prudence humaine ; et, à son propre point de vue, il ne fit jamais, dit-il, un plus grand acte de foi.

Cette sainte aventure lui a réussi. Chemin faisant, et tandis qu’il la menait à fin, il ne négligea point d’éclaircir la question historique, et commença par la dégager des déclamations que les échos du xviiie siècle avaient grossies. Il fit un Mémoire pour le rétablissement en France de l’Ordre des frères prêcheurs, qu’il dédia pour premier mot À mon pays ; il écrivit une Vie de saint