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Ayant appris que la mère de d’Argental, Mme de Ferriol, pensait à éloigner son fils, et même à l’envoyer à Saint-Domingue, de peur qu’il ne se portât à quelque proposition de mariage, Mlle Le Couvreur n’hésita point à la rassurer ; elle alla trouver Mme de Ferriol, et, l’accueil de celle-ci l’ayant peu encouragée à parler, elle lui écrivit une lettre noble de ton, admirable de sentiments, et comme une femme qui veut concilier tous les devoirs naturels avec les convenances de la société. En écrivant cette lettre, dictée par le cœur, elle ne se doutait pas de l’élévation morale où elle se place, et cette élévation est grande, surtout si l’on vient à songer quelle est la femme (digne sœur de Mme de Tencin, c’est tout dire) à qui elle s’adresse :

« (Paris, 22 mars 1721.) Madame, je ne puis apprendre, sans m’affliger vivement, l’inquiétude où vous êtes et les projets que cette inquiétude vous fait faire. Je pourrais ajouter que je n’ai pas moins de douleur de savoir que vous blâmez ma conduite ; mais je vous écris moins pour la justifier que pour vous protester qu’à l’avenir, sur ce qui vous intéresse, elle sera telle que vous voudrez me la prescrire. J’avais demandé mardi la permission de vous voir, dans le dessein de vous parler avec confiance et de vous demander vos ordres. Votre accueil détruisit mon zèle, et je ne me trouvai plus que de la timidité et de la tristesse. Il est cependant nécessaire que vous sachiez au vrai mes sentiments, et, s’il m’est permis de dire quelque chose de plus, que vous ne dédaigniez pas d’écouter mes très-humbles remontrances, si vous ne voulez pas perdre monsieur votre fils. C’est le plus respectueux enfant et le plus honnête homme que j’aie jamais vu de ma vie. Vous l’admireriez, s’il ne vous appartenait pas. Encore une fois, Madame, daignez vous joindre à moi pour détruire une faiblesse qui vous irrite, et dont je ne suis pas complice, quoi que vous disiez. Ne lui témoignez ni mépris ni aigreur ; j’aime mieux me charger de toute sa haine, malgré l’amitié tendre et la vénération que j’ai pour lui, que de l’exposer à la moindre tentation de vous manquer. Vous êtes trop intéressée à sa guérison pour n’y pas travailler avec attention, mais vous l’êtes trop pour y réussir toute seule, et surtout en combattant son goût par autorité ou en me peignant sous des couleurs