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tait qu’un leurre, car « son opinion invariable, dit-il, était que tout homme doit mourir dans sa religion. » Mais de telles démonstrations étaient d’un bon effet. En même temps que la corde religieuse, il touchait la fibre du patriotisme arabe :

« Pourquoi, leur disait-il, la nation arabe est-elle soumise aux Turcs ? Comment la fertile Égypte, la sainte Arabie, sont-elles dominées par des peuples sortis du Caucase ? Si Mahomet descendait aujourd’hui du ciel sur la terre, où irait-il ? Serait-ce à la Mecque ? Il ne serait pas au centre de l’empire musulman. Serait-ce à Constantinople ? Mais c’est une ville profane, où il y a plus d’infidèles que de croyants ; ce serait se mettre au milieu de ses ennemis. Non, il préférerait l’eau bénie du Nil, il viendrait habiter la mosquée de Gama-el-Azhar, cette première clef de la sainte Kaaba. » À ce discours, les figures de ces vénérables vieillards s’épanouissaient ; leurs corps s’inclinaient, et, les bras croisés, ils s’écriaient : « Tayeh ! tayeh ! Ah ! cela est bien vrai. »

Après l’insurrection du Caire, Napoléon ne se départit point de ce système de protection pour les anciens chefs religieux du pays. Les soldats murmuraient, mais il tint bon. Il parut même ignorer que le vieux cheykh Sadah était le chef de la révolte, et il l’accueillit comme auparavant. Kléber arrivait à ce moment d’Alexandrie, et, voyant ce vieillard tout tremblant qui baisait la main du général en chef, il lui demanda qui c’était :

« C’est le chef de la révolte, lui répondit Napoléon. — Eh quoi ! vous ne le faites pas fusiller ? — Non, ce peuple est trop étranger à nous, à nos habitudes ; il lui faut des chefs. J’aime mieux qu’il ait des chefs d’une espèce pareille à celui-ci, qui ne peut ni monter à cheval, ni manier le sabre, que de lui en voir comme Mourad-Bey et Osman-Bey. La mort de ce vieillard impotent ne produirait aucun avantage, et aurait pour nous des conséquences plus funestes que vous ne pensez. »

Kléber tourna le dos et ne comprit pas. Plus tard, général en chef lui-même, il fit bâtonner imprudemment