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semble, mais plutôt nous reposeraient en le lisant. On sent chez lui un effort souvent heureux, mais de l’effort. « S’il est un homme tourmenté, dit-il, par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. » Sa méthode est de toujours rendre une pensée dans une image ; la pensée et l’image pour lui ne font qu’un, et il ne croit tenir l’une que quand il a trouvé l’autre. « Ce n’est pas ma phrase que je polis, mais mon idée. Je m’arrête jusqu’à ce que la goutte de lumière dont j’ai besoin soit formée et tombe de ma plume. » Ce ne sont donc que gouttes de lumière que cette suite de pensées ; l’œil de l’esprit finit par s’y éblouir. « Je voudrais, dit-il encore, se définissant lui-même à merveille, je voudrais faire passer le sens exquis dans le sens commun, ou rendre commun le sens exquis. » Le bon sens tout seul l’ennuie ; l’ingénieux sans bon sens lui paraît à bon droit méprisable : il veut unir l’un et l’autre, et ce n’est pas une petite entreprise : « Oh ! qu’il est difficile, s’écrie-t-il, d’être à la fois ingénieux et sensé ! » La Bruyère, avant lui, avait senti cette même difficulté et se l’était avouée aussi en commençant : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. » M. Joubert le reconnaît de même : « Toutes les choses qui sont aisées à bien dire ont été parfaitement dites ; le reste est notre affaire ou notre tâche : tâche pénible ! » J’indique tout d’abord l’inconvénient et le défaut. Ces livres de maximes et d’observations morales condensées, comme l’était déjà celui de La Bruyère et comme l’est surtout celui de M. Joubert, ne se peuvent lire de suite sans fatigue. C’est de l’esprit distillé et fixé dans tout son suc : on n’en saurait prendre beaucoup à la fois.

Les premiers chapitres du premier volume ne sont