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lie, sans trop les affaiblir, des corps qu’il approprie à son échiquier nouveau ; on suit du fond de son fauteuil le grand artiste militaire dans ses habiletés et ses artifices d’organisateur. Tout lecteur attentif devient un moment le prince Berthier. En publiant, il y a vingt-cinq ans, les volumes où il donnait l’histoire de la Convention, M. Thiers disait : « Je n’ai pas craint d’entrer dans le détail des emprunts, des contributions, du papier-monnaie ; je n’ai pas craint de donner le prix du pain, du savon, de la chandelle ; je révolterai, j’ennuierai ou je dégoûterai beaucoup de lecteurs (il s’exagérait l’inconvénient), mais j’ai cru que c’était un essai à faire que celui de la vérité complète en histoire. » M. Thiers continue ici avec plus d’étendue l’application de cette même méthode. On voit Napoléon, au moment de sa campagne d’hiver en Espagne, s’occuper avant tout de deux choses en fait d’approvisionnement, de la chaussure et de la capote de ses soldats. Eh ! qui n’aimerait à savoir au juste ces préoccupations de l’intendant militaire en grand chez Annibal ou chez Alexandre ? Dans cette campagne où tant de mobiles l’animent, Napoléon va être victorieux sur tous les points ; mais, pour la première fois, il ne l’est pas comme il l’aurait voulu ; les résultats ne répondent qu’incomplètement à la science de ses manœuvres. Il cherche à frapper quelque grand coup comme à Ulm, et il n’aboutit qu’au combat brillant de Somo-Sierra. Pour les habiles en escrime, on l’a remarqué, il n’est pas de duel plus dangereux qu’avec des maladroits, surtout s’ils sont à la fois des furieux et des braves. Napoléon l’éprouva en Espagne. L’ennemi, par son peu de consistance et son imprévu, ne répondait pas aux plus savantes manœuvres, ne rendait pas du côté où le grand adversaire s’y serait attendu. Il voulait anéantir ces années de l’insurrection, et il ne parvenait