Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déroule sans impatience. Une fois les arches du pont jetées, il laisse le courant aller de soi-même en toute largeur. Dans le style, l’écrivain n’a nulle part flatté le goût du temps pour les effets et pour la couleur, et on pourrait même trouver qu’il en a tenu trop peu de compte quelquefois ; mais c’est une satisfaction bien rare pour les esprits sérieux et judicieux que celle de lire une suite de volumes si aisés et si pleins, sortis tout entiers du sein du sujet et nous le livrant avec abondance, d’une simplicité de ton presque familière, où jamais ne se rencontre une difficulté dans la pensée, un choc dans l’expression, et où l’on assiste si commodément au spectacle des plus grandes choses.

Le troisième livre de ce IXe volume est intitulé Somo-Sierra, mais son vrai titre devrait être Saragosse, du nom de ce siège extraordinaire qui fut l’une de ces défaites triomphantes dont parle Montaigne. Rassuré du côté du Nord et se sentant au moins quelques mois devant lui du côté du Danube, Napoléon, avec une masse de forces, se porte sur l’Espagne en novembre 1808, afin de venger l’affront de Baylen et de relever l’ascendant de ses armes. Ce livre, qui contient les opérations d’Espagne jusqu’en février 1809, est tout militaire, et ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. J’entends dire quelquefois qu’il y a trop de détails militaires dans l’Histoire de M. Thiers. Mais oublie-t-on que c’est l’histoire de l’Empire qu’il écrit, et celle du plus grand capitaine des temps modernes ? Sa tâche et son habileté consistent à nous faire comprendre son héros comme si nous étions du métier, et il y réussit. Moyennant ces mouvements de troupes, ces va-et-vient de régiments et de bataillons qu’il nous déduit par leurs numéros, on saisit, à n’en pouvoir douter, l’industrie toute spéciale avec laquelle Napoléon sait tirer de ses armées d’Allemagne et d’Ita-