Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le rêve. Aussi des hommes qui ne sont qu’au second rang, si on les compare à lui, ont su se pousser, eux et leur patrie, à des fortunes plus stables et se maintenir dans leur succès. C’est l’avantage que gardent sur lui dans l’histoire les Cromwell, les Guillaume d’Orange, et ce génie combiné de Pitt et de Wellington, qui finalement l’a vaincu.

Après le livre de Baylen on a celui que M. Thiers intitule Erfurt. Napoléon apprend les désastres de l’Espagne à la fin de l’été de 1808, et sent à l’instant qu’il a beaucoup à réparer. Il a besoin, avant tout, de contenir l’Europe, car l’indignation des vaincus commence à frémir, le mouvement des peuples se prononce déjà sourdement, et bientôt l’heure approche, s’il n’y prend garde, où toute l’Europe ne sera pour lui qu’une Espagne. Cette heure fatale n’est pas encore venue, mais déjà plus d’un symptôme alarmant l’annonce à qui voudrait bien l’apercevoir. Napoléon prépare donc à Erfurt, pour septembre et octobre de cette année, une de ces grandes représentations politiques et théâtrales comme il les entend si bien, faites pour agir sur l’esprit des souverains et sur l’imagination des peuples. Il se compose un front serein, un visage solaire, comme on l’a dit de Louis XIV. Il se porte avec son plus aimable sourire (un sourire plus fin que Louis XIV n’en eut jamais) au-devant de son fidèle allié, Alexandre, toujours séduit et fasciné ; il veut acheter de lui la liberté de ses mouvements en Espagne par quelque concession (la moindre possible) en Orient. Pendant les longues entrevues des deux empereurs, la foule des rois, des souverains de second ordre, des princes et des ambassadeurs, servira de comparses sur l’avant-scène ; les parties de chasse et les fêtes couvriront le sérieux du jeu.

« Napoléon voulut, dit M. Thiers, que les Lettres françaises con-