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intelligence avec ses tristes parents et avec leur scandaleux favori, le prince de la Paix. M. Thiers, en possession de pièces confidentielles dont nul autre que lui n’avait eu jusqu’ici connaissance, et y appliquant sa merveilleuse faculté d’éclaircissement, s’est attaché à fixer avec la dernière précision l’instant où ce projet d’usurpation fatale entra dans la tête de Napoléon et y prit le caractère d’une résolution arrêtée ; car pour l’idée vague, elle avait dû lui traverser depuis longtemps la pensée. Les scrupules de justice ordinaire ne sont pas, en général, ce qui arrête les hommes de la portée des Frédéric et des Napoléon, qu’il s’agisse de la Silésie ou de l’Espagne. Le tout, pour cette race de mortels à part, est de bien prendre son moment, de bien proportionner son audace, et de faire valoir encore dans une certaine juste mesure le droit du lion. Frédéric calcula juste pour la Silésie ; Napoléon présuma trop pour l’Espagne. M. Thiers est arrivé, sur ce point de l’entreprise d’Espagne étudiée dans son origine, à un résultat des plus curieux et des plus satisfaisants pour l’histoire comme pour la morale. On y voit Napoléon hésiter jusqu’au dernier moment, changer d’avis, ne s’ouvrir tout entier à personne, ne découvrir que des coins de vérité à ses plus intimes agents, vouloir être éclairé et sembler en même temps le craindre. Son rare bon sens, sinon l’instinct de justice, lui disait que c’était là peut-être la plus grosse affaire encore que depuis le 18 brumaire il eût entamée. Mais, au 18 brumaire, il avait derrière lui toute une nation pour complice : ici, il allait avoir devant lui tout un peuple pour adversaire, et, pour juge, la conscience du genre humain indignée. La fatalité et aussi l’appétit l’emportèrent. Le guet-apens de Bayonne s’exécuta à point nommé comme il l’avait résolu : le vieux roi et son fils, amenés avec astuce dans