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peut-être pendant la durée d’une minute, passa vite, et le démon familier reprit possession de son âme. Après Tilsitt, il était à l’apogée de sa grandeur : le continent, broyé, ne remuait pas ; l’empereur de Russie, subjugué et charmé, entrait de lui-même dans la sphère d’attraction du vainqueur. Je ne sais pas de spectacle plus philosophique, plus fécond en réflexions de tout genre, que celui de ces deux hommes accoudés durant des heures à une table, une carte déployée sous leurs yeux, et se partageant à eux deux le monde. Il faudrait être Tacite ou Shakspeare pour rendre au vif ce qu’inspire une pareille vue à bien des cœurs, ce que du moins je ressens pour mon compte, et que bien d’autres sentent comme moi confusément. Le génie est grand, mais l’univers l’est aussi ; et il y a un moment, je ne puis que le redire, où la nature des choses (y compris la conscience des peuples), trop méconnue, se soulève et se revanche, où l’univers, qu’on voulait étreindre, reprend le dessus.

C’est à l’autre extrémité du continent, c’est en Espagne que se fit sentir le premier craquement et qu’on s’aperçut tout à coup que la statue colossale avait un pied d’argile. Dans son VIIIe volume, M. Thiers a raconté, avec le détail le plus circonstancié et le plus dramatique, toutes les phases et les vicissitudes de cette entreprise (disons le mot comme il le dit lui-même), de cet attentat de Napoléon contre la royauté espagnole. Profitant de la paix forcée de l’Europe, assuré de l’alliance de la Russie et certain d’acheter sa connivence à l’Occident moyennant un appât du côté de la Turquie, Napoléon conçoit à un moment l’idée de mettre la main sur le trône d’Espagne, d’en précipiter un roi imbécile, une reine dissolue, et de déshériter leur fils qui, au fond, ne valait guère mieux, mais à qui l’on n’avait à reprocher alors que de ne pouvoir vivre en