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pouvoir dans tous les ordres ; c’est un monde qui renaît après le chaos. Mais, même dans le civil, le gigantesque se retrouve bientôt à la fondation de l’Empire ; je le vois surgir dans cet échafaudage improvisé d’un trône à la Charlemagne, dans cette machine exagérée et ruineuse d’un Empire de toutes parts flanqué de royautés de famille. Là ressort encore ce qu’on peut appeler, en pareille matière, l’aventure. Mais ce fut surtout dans le jeu terrible des batailles que ce génie extraordinaire l’allait chercher, et qu’il remettait en question coup sur coup les magnifiques résultats obtenus. Ce capitaine, le plus grand peut-être qui ait existé, aimait trop son art pour s’en priver aisément. Cette activité sans pareille n’avait tout son emploi et toute sa jouissance, n’était véritablement à la fête que quand elle rentrait en campagne. Sa passion secrète était ingénieuse à fournir au rare bon sens dont il était doué des prétextes, des apparences de raisons nationales ou politiques pour récidiver sans cesse. Après les miracles d’Austerlitz et d’Iéna, ne le voit-on pas pousser à bout la Fortune, et vouloir absolument lui faire rendre plus qu’elle ne peut donner ? Il y a un moment où la nature des choses se révolte et fait payer cher au génie lui-même ses abus de puissance et de bonheur. C’est ce qui parut à Eylau ; et du haut de ce cimetière ensanglanté, sous ce climat d’airain, Napoléon, pour la première fois averti, put avoir comme une vision de l’avenir. Le futur désastre de Russie était là, sous ses yeux, en abrégé, dans une prophétique perspective.

Un moment il parut le comprendre, et, à la vue de ces incendies fumant à travers la neige, de ces cadavres gisant sur cette plaine glacée, il s’écria : « Ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l’amour de la paix et l’horreur de la guerre. » Mais l’impression, sincère