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d’Orphée. Celui-ci apprivoisait la vie sauvage ; l’autre termine et couronne la vie civilisée.

Un jour, en 1802, pendant cette courte paix d’Amiens, non pas dans le brillant hôtel de la rue du Mont-Blanc, que Mme  Récamier occupait alors, mais dans le salon du château de Clichy où elle passait l’été, des hommes venus de bien des côtés différents étaient réunis, Adrien et Mathieu de Montmorency, le général Moreau, des Anglais de distinction, M. Fox, M. Erskine et beaucoup d’autres : on était en présence, on s’observait ; c’était à qui ne commencerait pas. M. de Narbonne, présent, essayait d’engager la conversation, et, malgré son esprit, il n’avait pu y réussir. Mme  Récamier entra : elle parla d’abord à M. Fox, elle dit un mot à chacun, elle présenta chaque personne à l’autre avec une louange appropriée ; et à l’instant la conversation devint générale, le lien naturel fut trouvé.

Ce qu’elle fit là un jour, elle le fit tous les jours. Dans son petit salon de l’Abbaye, elle pensait à tout, elle étendait au loin son réseau de sympathie. Pas un talent, pas une vertu, pas une distinction qu’elle n’aimât à connaître, à convier, à obliger, à mettre en lumière, à mettre surtout en rapport et en harmonie autour d’elle, à marquer au cœur d’un petit signe qui était sien. Il y a là de l’ambition, sans doute ; mais quelle ambition adorable, surtout quand, s’adressant aux plus célèbres, elle ne néglige pas même les plus obscurs, et quand elle est à la recherche des plus souffrants ! C’était le caractère de cette âme si multipliée de Mme  Récamier d’être à la fois universelle et très-particulière, de ne rien exclure, que dis-je ? de tout attirer, et d’avoir pourtant le choix.

Ce choix pouvait même sembler unique. M. de Chateaubriand, dans les vingt dernières années, fut le grand