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mieux d’être aimée, et en une volonté active, en un fervent désir de payer tout cela en bonté. Nous qui l’avons vue dans ses dernières années, et qui avons saisi au passage quelques rayons de cette bonté divine, nous savons si elle avait de quoi y suffire, et si l’amitié ne retrouva pas en définitive chez elle de cette flamme que n’avait jamais eue l’amour.

Il faut noter deux époques très-distinctes dans la vie de Mme Récamier : sa vie de jeunesse, de triomphe et de beauté, sa longue matinée de soleil qui dura bien tard jusqu’au couchant ; puis le soir de sa vie après le soleil couché, je ne me déciderai jamais à dire sa vieillesse. Dans ces deux époques si tranchées de couleur, elle fut la même au fond, mais elle dut paraître bien différente. Elle fut la même par deux traits essentiels et qui seuls l’expliquent, en ce que jeune, au plus fort des ravissements et du tourbillon, elle resta toujours pure ; en ce que, retirée à l’ombre et recueillie, elle garda toujours son désir de conquête et sa douce adresse à gagner les cœurs, disons le mot, sa coquetterie ; mais (que les docteurs orthodoxes me pardonnent l’expression) c’était une coquetterie angélique.

Il y a des natures qui naissent pures et qui ont reçu quand même le don d’innocence. Elles traversent, comme Aréthuse, l’onde amère ; elles résistent au feu, comme ces enfants de l’Écriture que leur bon Ange sauva, et qu’il rafraîchit même d’une douce rosée dans la fournaise. Mme Récamier, jeune, eut besoin de cet Ange à côté d’elle et en elle, car le monde qu’elle traversa et où elle vécut était bien mêlé et bien ardent, et elle ne se ménagea point à le tenter. Pour être vrai, j’ai besoin de baisser un peu le ton, de descendre un moment de cette hauteur idéale de Laure et de Béatrix où l’on s’est accoutumé à la placer, de causer d’elle