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Hamilton, à la fin du siècle de Louis XIV, racontait les premiers exploits de son chevalier sous Richelieu, il parlait déjà d’un autre siècle et de choses comme fabuleuses ; et cela tirait moins à conséquence. Toutefois l’abbé Prévost lui-même n’a pas cru perdre entièrement dans l’esprit du lecteur son chevalier Des Grieux en lui prêtant de semblables peccadilles. Concluons donc hardiment que sur ce point de morale nous valons mieux. Les personnages qu’Hamilton rencontre sur son chemin et qu’il nous montre, vivent aussitôt. Qui ne se rappelle, pour les avoir vus, le grotesque Cerise, l’honnête gouverneur Brinon, et Matta surtout, le second du chevalier, Matta si naturel, si insouciant, si plein de saillies ? Il n’avait guère de cervelle, dit Retz ; mais Hamilton a mis en action son étourderie naïve, et nous le fait aimer. À Turin, la galanterie commence ; les belles dames y sont nommées par leur nom, et c’est un autre trait de mœurs encore que ces Mémoires aient pu paraître en 1713, c’est-à-dire du vivant d’Hamilton, avec tous ces noms propres et ces révélations galantes, sans qu’il en soit résulté aucun éclat. On était alors plus coulant sur de certains endroits qu’aujourd’hui. Quand son héros passe à la Cour d’Angleterre, la manière de l’historien change un peu ; on entre dans une série de portraits et dans une complication d’aventures où l’on a quelque peine d’abord à se démêler. L’unité cesse ; on a à la fois les souvenirs de Grammont et les souvenirs d’Hamilton, qui se combinent et se croisent. Mais, avec un peu d’attention, on finit par se reconnaître, comme dans un bal de Cour, au milieu de ce raout de beautés anglaises les plus fines et les plus aristocratiques du monde, et dont le peintre a rendu avec distinction les moindres délicatesses. J’ai sous les yeux la magnifique édition exécutée à Londres en 1792, avec les nombreux portraits gravés ;