Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forcer le ton pour être sentis. Au train dont y va le monde, l’espèce de ces esprits rares se perdra-t-elle ? Non pas absolument, je ne le crois pas ; mais elle sera de moins en moins en vue, et dans un moins beau jour. Il y aura de plus en plus de quoi souffrir pour ces esprits-là, surtout s’ils venaient à être dépaysés et déportés dans un état de soi-disant civilisation où le cri remporte sur le sourire, où il faille appuyer de toute sa force sur chaque chose, et où la plaisanterie ait souvent besoin d’un porte-voix.

En attendant, c’est profit de se remettre en goût de temps en temps avec ces auteurs faciles qu’on a sous la main, et qui n’ont rien de vieux. « Cet ouvrage, a dit Voisenon en parlant des Mémoires de Grammont, est à la tête de ceux qu’il faut régulièrement relire tous les ans. » C’est là un conseil qui vaut mieux qu’on ne l’attendrait de Voisenon. La grâce, je le sais, ne se conseille pas, elle ne s’apprend pas, et ce serait déjà la méconnaître que de prétendre la copier. Il est bon pourtant d’en causer quelquefois et de tourner autour ; il en reste toujours quelque chose. Analyser ces Mémoires de Grammont serait une tâche ingrate et maussade, puisque c’est le tour qui en fait le prix, et que le récit, à partir d’un certain moment, va un peu comme il plaît à Dieu. Les aventures du début sont les plus agréables et les plus suivies. La première perte de jeu à Lyon avec le marchand de chevaux, la revanche du chevalier au siège de Trin, cette partie avec le comte de Caméran, où le prévoyant tricheur se fait appuyer sous main d’un détachement d’infanterie, ce sont des scènes de comédie toutes faites. On sent d’abord combien les idées morales ont changé en ces matières, pour que, même en plaisantant, l’historien puisse faire honneur au héros de ce qui intéresse si fort la probité. Il est vrai que lorsque