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Les nochers font jouer les ressorts du timon,
La nef sillonne l’eau, qui, fuyant sa carriere,
Court devant et tournoye à gros bouillons derriere.
Le peuple de Tarente, epandu sur le port,
Souhaitte que le Ciel luy serve de support,
En fait cent mille vœux, et, la perdant de veue,
La contenance morne et l’ame toute emeue,
S’en retourne au logis, comblé d’un deuil amer,
Tournant à chaque pas la teste vers la mer.
Avec quelles couleurs, quels traits et quels ombrages
Representant au vif les plus mortels outrages,
Muse, depeindras-tu l’enorme trahison
De ces maudits nochers, infectez du poison
D’une aspre convoitise en leur sein allumée,
Qui, poussant dans leur ame une epaisse fumée,
La pût rendre si noire, et leur fit machiner
Ce qu’on ne peut sans crime encore imaginer !
Bons dieux ! de quel courroux fut la mienne saisie,
Quand on me recita l’horrible frenesie
Qui porta ces voleurs contre ce chantre saint,
Et de quelle pitié me vy-je à l’heure attaint !
Jamais Polymestor, ce lasche roy de Thrace,
Qui de la triste Hecube accomplit la disgrace,
Ne sembla si coupable aux Troyens mal heureux,
Lors qu’un injuste sort, trop acharné sur eux,
Ô spectacle cruel ! leur livra Polidore,
Couché mort sur la rive, et tout sanglant encore
Des coups que ce bourreau, pour avoir ses tresors
En meurtrissant sa foy, luy donna dans le corps.
Desjà le prompt effort d’un gracieux zephire
Avoit bien loin de terre emporté le navire,
Et desjà pour objet qui s’offrist à ses yeux,
Arion n’avoit plus que la mer et les cieux,
Quand ces fiers matelots, ces perfides courages,
Qu’un vil espoir de gain abandonne aux orages,