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leur sert et des subsides en nature qu’on leur envoie. Il ne sort rien de là, sinon, par intervalles, une voix qui s’émeut aux échos de l’extérieur et qui veut savoir. Sans être absolument recluses, ces femmes ne reçoivent du monde que des images déformées par la réfraction du milieu où elles vivent. On les respecte d’autant plus qu’elles ne gênent personne. Elles ne se mêlent aux affaires de la famille que pour recommander un protégé dévot ou presser l’envoi d’un nouveau panier. Maintes filles de France ont vécu et fini comme elles. Dieu les absolve du péché de gourmandise et prenne en bonne part l’offrande journalière qu’elles lui ont faite de leur ignorance !

Leur sœur, madame de Martignan-Villeneuve, est un prodige de déraison et de sens pratique : c’est la cupidité enfourchant la chimère. Sa tête pleine de tumulte est aussi vite que celle du marquis, mais son langage a une saveur singulière. Son humeur colérique et toujours en mouvement s’épanche avec ce verbe saisissant et comique. Madame Pernelle a la langue et la main moins promptes. On trouve chez cette vieille dame l’entêtement d’une mule, l’énergie la plus batailleuse, la susceptibilité la plus folle et des réactions électriques. Elle est lubieuse comme la servante à M. le curé et voleuse comme une pie.

Tous ces collatéraux du marquis sont isolés de lui par une épaisse nuée d’indifférence ou d’égoïsme. Il est douteux que, sans la présidente, le bruit que faisait ce mauvais garçon les eût tirés de leur nonchalance. Pourtant, en y regardant bien, on trouve chez M. de Sade la plupart de leurs traits, bizarrement réajustés dans le complexe d’un caractère.

Les données que ce livre apporte sur le marquis aideront peut-être à résoudre l’énigme profonde de sa nature, mais je me bornerai à faire de lui un portrait car le seul domaine de l’écrivain est, à mon sens, celui de l’apparence. J’estime toutefois qu’elle est aussi révélatrice de la vérité intérieure que la face de l’eau l’est de la profondeur du fleuve et des accidents du lit qu’elle couvre. Si j’échoue à tout dire c’est que j’aurai mal regardé, altéré les valeurs et ménagé de mauvais passages.

La clef du caractère de M. de Sade est donnée par une disparate qui permet de dégager et de mettre en place les éléments les plus confus et les plus subtils de la ressemblance. Tout ce que le marquis affirme, tout ce qui est appelé à recevoir de lui une expression verbale et peut faire l’objet d’une protestation, d’une profession de foi ou d’un serment, est perpétuellement démenti par ses actes ou par ses paroles, et on ne trouverait peut-être pas une seule proposition, émise de propos délibéré