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MARQUIS DE SADE — AN III.
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levé par ordre du comité de sûreté générale, ce qui n’aurait sûrement pas été obtenu si mes enfants eussent été dans le cas de l’émigration. Je m’informe, je fais soigneusement compulser toutes les listes d’émigrés du département… pas un mot d’émigration pour messieurs de Sade-Mazan. Et de fait, je défie qu’on les trouve, ou l’un, ou l’autre, sur aucune liste.

Telle était la situation de mon esprit, lorsqu’un jour, il y a de cela un mois, mon fils aîné entra dans ma chambre. Je n’ai pas besoin de vous peindre de quel mélange de crainte, de surprise et de joie fut composé le mouvement que je ressentis.

« Mon père, me dit ce jeune homme en m’embrassant, ni mon frère ni moi n’avons jamais émigré. Lui est à Malte depuis cinq ans, il sert son ordre et l’émigration ne porte point sur les chevaliers de cet ordre[1]. Quant à moi, mon père, guidé par les mêmes motifs que mon frère, ne sachant, l’un ou l’autre, quel parti embrasser entre ma mère et vous, j’ai quitté le service. J’aime les arts, j’y ai fait de tels progrès que la gravure et la botanique me font aujourd’hui gagner ma vie. J’ai parcouru la France, les montagnes, les sites pittoresques ; enfin j’ai travaillé. Je reviens, et reviens muni de tous les papiers et certificats qui peuvent vous convaincre de la vérité de ma parole. Je loge section des Tuileries, je travaille tous les jours au muséum, je fais le service dans ma section, je mange le pain de ma section. Que l’on ose m’accuser d’émigration et l’on verra comme j’y répondrai. Au premier jour, j’écrirai moi-même au citoyen Gaufridy pour le convaincre et lui dire que, si jamais l’on osait m’accuser de ce crime, je suis en fonds pour dissiper tous les nuages. »

Dans ces circonstances, mon cher citoyen, nous sommes tous convenus, et c’est l’avis de nos conseils de Paris, de vous dire de rester en repos sur cet objet et de vous laisser attaquer. Si l’on ose, nous ferons alors pleuvoir les défenses ; en attendant, on vous invite à dire sans affectation, lorsqu’on parlera de ce décret :

« Il est bien heureux pour M. de Sade que ses enfants ne soient pas dans ce cas. — Mais comment ? on les avait dit émigrés ! — Le fait est faux ; je vous défie de les trouver sur aucune liste. Le cadet est à Malte, et un chevalier de cet ordre n’émigre point en étant à son poste ; quant à l’aîné, il est avec son père, il a voyagé dans l’intérieur de la France, il a acquis des connaissances en gravure, en botanique, qui lui servent à gagner sa vie. Il est membre de la section des Tuileries, et en donnera les preuves quand on voudra. »

Ensuite vous verrez venir, en avertissant tout bas ceux qui voudraient faire du train qu’ils s’observent, parce qu’on ne dira mot, mais que, s’ils font si fort les méchants, on a des moyens sûrs de les faire taire et peut-être repentir de leur calomnieuse imputation, parce que la loi qui punit les calomniateurs va paraître et qu’on en profitera.

  1. Il en a, du moins, été ainsi jusqu’au vingt et un vendémiaire, an VI.