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CORRESPONDANCE INÉDITE DU


pas et cette citoyenne tourne bientôt son humeur contre lui. Elle répand la fable que le chevalier a émigré, bien qu’il ait « vraisemblablement » rejoint quelque maison de son ordre, dont la souveraineté n’a pas encore été abolie au regard de la loi française. Elle colporte également toutes les « calomnies » inventées contre M. de Sade pendant les cinq années de la contumace. Le marquis s’en émeut et demande à l’avocat d’avoir un bon certificat avec beaucoup de signatures pour réfuter ces propos-là. Il est malade, sans le sol, écrasé de corvées à sa section et, comme parent d’émigré, ne peut quitter Paris.

Cependant les officiers municipaux et les notables de la Coste ont écrit à M. de Sade une lettre « fraternelle » dont il les fait remercier par son régisseur pour ne pas engager avec eux un commerce déplacé. Ils l’assurent que Gaufridy lui en fait accroire, qu’il n’y a aucun danger à venir à la Coste, que rien ne sera brûlé et qu’ils sauront garantir ses biens de toute atteinte. Cela est bel et bon, mais il faut démeubler tout de même, car tout le monde s’accorde à dire que la Provence est à la veille d’être envahie par les Espagnols, les Piémontais et les Russes, et les communications avec Paris seront coupées.

M. de Sade apprend avec humeur que Gaufridy a accepté de madame de Villeneuve la mission de débrouiller les affaires de sa défunte fille. L’avocat ignore-t-il donc qu’on ne peut hanter cette vieille dame sans se fâcher avec elle (surtout lorsqu’on est aussi négligent que lui) et, s’il perd le crédit dont il jouissait auprès d’elle, comment le marquis s’y prendra-t-il pour la faire surveiller et la chambrer à distance ? Tout se ligue contre lui. Ayant femme et enfant il est seul dans le monde. Ses fils ont émigré et la journée du dix août lui rend son isolement plus sensible en lui en révélant le danger. La maison qu’il voulait acheter à Paris a été acquise par une fille pour soixante-sept mille livres, car, à ce temps comme jadis, ce sont les putains qui ont tout l’argent. La dépouille du grand prieur n’a encore rien donné au marquis, sinon l’argenterie qu’il a pu faire revenir de Toulouse, mais pour l’engager aussitôt au mont-de-piété. Toutes les administrations révolutionnaires en veulent à sa bourse, et on continue à lui réclamer pour la nation les redevances et les rentes que sa maison servait aux moines et aux curés. Par contre d’anciens justiciables demandent avec des menaces la restitution des biens qui leur ont été légalement confisqués par les officiers du seigneur. Son imprimeur est empêché par les circonstances de lui livrer le « Roman philosophique » sur lequel il comptait beaucoup.