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la transition entre l’ancien régime et notre temps. Le pays s’est en partie survécu dans la personne de ceux que la tourmente révolutionnaire n’a point arraché à leurs emplois, parce qu’ils représentaient des formes de l’activité nécessaire.

Au demeurant Gaufridy est honnête, autant qu’on doit l’être dans sa position et dans son métier. C’est un homme d’affaires dont l’importance se mesure à l’importance des affaires qu’il traite. Il reçoit donc les secrets à bureau ouvert, mais il fait un dossier pour chaque dépôt et n’établit pas de communication d’une liasse à l’autre. On se divise soi-même à cette pratique et l’on y perd jusqu’à la curiosité des confidences qui dorment dans les divers coins de votre mémoire. C’est ainsi que le régisseur n’a pas tardé à se laisser investir par la présidente et qu’il a été, sinon son espion, du moins son meilleur agent. Comment s’y fût-il refusé ? Madame de Montreuil représentait la toute puissante « robinocratie » de la fin de l’ancien régime, et elle usait de son influence avec une ténacité et une clarté de vues qui devaient éblouir un petit praticien amoureux de cette logique formelle, agissante et agressive que donne le commerce de la chicane. D’ailleurs Gaufridy entend bien ne trahir personne : il sert les desseins de la présidente, mais pour le bien. Il est plein de pitié et d’attachement envers la marquise de Sade et, s’il travaille avec sa mère à contrecarrer ses desseins, c’est afin de mieux l’arracher à son aveuglement. Il ne sert le marquis qu’à regret, mais il n’a guère, pendant treize ans, à se préoccuper de le faire, et, lorsqu’il retombe enfin sous ses ordres, il n’ose même pas tenter de s’y dérober. Son plus grand tort est au contraire d’avoir dissimulé ses préventions sous des protestations excessives de dévouement et ses velléités de révolte ou d’indépendance sous des plaintes d’ami méconnu. Ainsi il entend tout et satisfait à tout le monde. Chaque instruction qu’on lui envoie est un mandat indépendant qu’il remplit de son mieux. Il se tire des cas difficiles par une casuistique professionnelle et bourgeoise qui n’a pas l’intérêt pour principal guide : il fait ce qu’on lui dit et ne se refuse à le faire que si l’on a songé d’autre part à le lui défendre. Il trouve, au demeurant, son excuse dans l’opinion qu’il s’est formée de la valeur morale des personnes qui l’emploient et de la légitimité des différents buts qu’elles poursuivent. À toute extrémité il s’en tire par l’inertie, et le temps lui vient en aide.

C’est à la complaisante discrétion de l’avocat Gaufridy que nous devons l’histoire, si curieusement écrite par chacun de ceux qui y ont