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CORRESPONDANCE INÉDITE DU


qu’il était temps de faire ouvrir ce scellé, et de m’envoyer mes effets… à moi toujours nu (heureusement qu’il faisait chaud) et toujours végétant parmi les fols. Malheureusement, le jour qu’elle prit pour se réveiller de sa léthargie était le même où le peuple se porta en foule à la Bastille, où il en assassina le gouverneur et tous les officiers, moyennant quoi il n’y eut pas moyen d’entrer, et tous mes effets furent pillés. Je vous demande, mon cher avocat, si cette conduite n’est pas atroce, si, ayant eu dix jours à elle, madame de Sade est excusable de m’avoir laissé piller… et piller des manuscrits que je pleure tous les jours en larmes de sang… des ouvrages qui m’auraient beaucoup rapporté… qui m’avaient consolé dans ma retraite, et qui, en adoucissant ma solitude, m’avaient fait dire : « Au moins, je n’aurai pas perdu mon temps ! » Pardonnez, mon bon et cher ami, si je n’appuie pas sur cette circonstance ; elle déchire mon cœur d’une si cruelle manière que ce que j’ai de mieux à faire est de tâcher d’oublier ce malheur et de n’en plus parler à personne. Je retrouve pourtant quelque chose dans les districts où furent jetés les papiers de la Bastille, mais rien d’important… des misères et pas un seul ouvrage un peu conséquent. Oh ! j’y renonce, j’y renonce ! Juste Dieu ! C’est le plus grand malheur que pût me réserver le ciel !… Et, pour adoucir cette plaie, savez-vous ce qu’a fait l’honnête et sensible madame de Sade ? Elle avait aussi beaucoup d’ouvrages à moi… de manuscrits passés clandestinement dans ses visites ; elle me les refuse… elle dit que, dans la crainte que ces ouvrages (trop fermement écrits) ne me fissent tort, à l’époque de la révolution, elle les a confiés à des personnes qui en ont brûlé une partie !.. Le sang bouillonne en entendant de telles réponses !.. Mais comme je ne suis pas le plus fort, il faut pourtant s’en contenter et se taire. La céleste dame dont j’ai l’avantage de vous entretenir n’a point borné là ses gentillesses, mon cher avocat. À peine m’a-t-elle su dehors, qu’elle m’a fait signifier un acte de séparation… et c’est cette fameuse pièce-là que je voudrais vous voir lire. Toutes les infamies qui ont été dites contre moi dans les cabarets, dans les corps de garde, compilées dans les almanachs, dans les plats journaux, forment la base de ce beau mémoire ; les indécences les plus atroces y sont scandaleusement inventées… calomnieusement rapportées. C’est, en un mot, un monument d’horreurs, de mensonges et de balourdises, aussi grossier, aussi obscur que platement et bêtement écrit. Et personne n’a paré le coup, dites-vous ? Personne ne s’est mis à la traverse ? Pas une âme, mon cher avocat ! Trois ou quatre avis se sont réunis à me conseiller d’oublier ce monument d’impudence et de n’y pas répondre. J’ai suivi ces conseils. Vous me manderez si j’ai bien ou mal fait. Je serai condamné par défaut, séparé de corps et de bien, mais non pas ruiné, je l’espère. On ne peut toucher à mon bien. Sans doute il faudra faire face aux sommes déplacées sur la dot, mais j’espère que ça ne m’empêchera pas d’avoir de quoi vivre, et que, grâce à vos soins, mes affaires de Provence seront toujours en un tel état que je ne serai pas obligé de demander l’aumône. Vous voyez, mon cher avocat, combien tout cela m’engage à vous recommander plus que jamais le soin de ces pauvres