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CORRESPONDANCE INÉDITE DU


Mais, à cette époque, vous pouvez compter sur moi ; je vous mènerai mes deux enfants ; je leur ferai prendre connaissance de leurs affaires et puis, mon cher avocat, je viendrai mourir où je suis né. Peut-être changerai-je ; qui peut répondre des projets de l’homme ? Mais aujourd’hui telle est ma résolution. Si elle varie, vous serez sans doute (au titre de mon meilleur ami) le premier à le savoir……


Le marquis conte à l’avocat Reinaud comment il a été mis en liberté et lui donne son sentiment sur la révolution et sur le pays qui la fait. (19 mai).

Oui, monsieur, j’ai eu l’honneur de vous dire autrefois que ce qu’on pouvait faire de mieux était de quitter des coquins quand on avait le malheur d’en être entouré. Ce que j’avais érigé en maxime alors, je viens de le mettre tout modernement en action ; et je vous remercie bien du fond de mon cœur, et de l’intérêt que vous semblez y prendre, et des marques que je reçois d’une amitié que vous avez bien voulu me conserver.

Assurément, les exempts de police de Valence ne valaient pas mieux que les officiers de la Bastille et les moines de Charenton, et, dès que je m’étais séparé des uns sans beaucoup de cérémonie, je pouvais, ce me semble, prendre congé des autres sans beaucoup d’égards. Mais savez-vous cette anecdote ? Elle est assez piquante pour que je vous la conte.

Huit jours avant le siège de la Bastille, prévoyant bien tout le train qui allait avoir lieu, et les chers Montreuil ne se souciant point que je risquasse d’avoir ma liberté comme mes camarades le jour du siège, eurent le soin de me faire transférer à Charenton. Là, monsieur, là, ces scélérats, ces coquins de Montreuil que je méprise comme la boue des rues, ont eu l’infamie de me laisser végéter neuf mois au milieu d’un hôpital de fous et d’épileptiques… Je suis encore à comprendre comment je n’y suis pas mort !… Enfin, au bout de neuf mois, mes enfants vinrent me voir ; un d’eux s’avisa de demander un jour au prieur de quel droit et à quel titre il me retenait. Celui-ci, n’osant citer des ordres du roi qu’on ne connaissait plus, se rejeta sur la famille… « Oh, dis-je, alors, à ce geôlier, ces ordres-là, monsieur, sont encore bien pis aujourd’hui que ceux du ministère, je ne les connais plus !… Je vous somme de m’ouvrir la porte. » Le drôle n’ose résister ; les deux battants s’entrouvrent, et je lui souhaite le bonsoir.

Voilà bien, je crois, notre proverbe : il n’y a si bonne compagnie qui ne se quitte.

Au fait, maintenant, monsieur, pour achever de répondre à l’amitié que vous voulez bien me témoigner. Rien n’égale les infâmes procédés des Montreuil à mon égard. Ils les portent aux derniers périodes. Furieux de me voir libre, il n’est rien maintenant qu’ils n’inventent pour me donner des dégoûts dans le monde. Me voient-ils établi, ancré quelque part ? Ils y envoient aussitôt leurs émissaires pour dire cent horreurs contre moi. Ils ont contraint ma femme à se séparer de moi. Elle ne le voulait pas ; il