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CORRESPONDANCE INÉDITE DU


Bastille au couvent des Frères de la Charité, à Charenton, parmi les fous et les épileptiques. Son premier soin est de faire annuler la sentence qui le prive de l’administration de ses biens et d’en signifier l’abolition à Gaufridy en l’assurant de sa constante amitié. Il s’excuse auprès de son cher avocat du silence qu’il a gardé pendant les treize années de sa détention et, par une prompte manœuvre appuyée d’une demi-douzaine de bons mensonges, rétablit ses rapports avec lui.

Ici commence la passion de Gaufridy ! L’unique souci du marquis va être désormais d’avoir autant d’argent qu’il lui en faut aux échéances qu’il fixe. Ses demandes varient d’une année à l’autre, mais n’ont aucune relation au revenu de ses biens. Ses annuités doivent lui être comptées en quatre quartiers, auxquels il accroche au passage maints suppléments destinés à faire face aux dettes criardes, à dégager les objets mis au mont-de-piété, à payer les achats extraordinaires, à compenser les pertes faites sur le change, à parer aux exigences du fisc lorsqu’il ne peut les éluder. Chaque majoration de crédit correspond, dans sa pensée, à un accident qui ne met pas en échec la rigueur de son système, et il revient aussitôt à sa donnée primitive, avec une netteté toute mathématique. « J’ai reçu tant. J’avais tant à recevoir. Il me reste dû tant. » Le tout avec opération et preuve. Il ne saurait admettre qu’il y ait des raisons valables de ne pas satisfaire à ses réclamations et il souffre à la seule pensée qu’elles pourront rester sans effet, plus que si elles étaient parfaitement raisonnables. Pendant dix ans, il multiplie en vain les tentatives pour obtenir de Gaufridy qu’il prenne la ferme générale de ses biens moyennant un loyer annuel qui varie avec l’avilissement du papier-monnaie et avec les mirages qui naissent dans sa cervelle. L’avocat ne songe même pas à contester avec lui ou à lui faire entendre les difficultés auxquelles il se heurte. Il sait que la chose serait totalement inutile, mais, l’habitude et la lassitude aidant, il en vient à ne plus répondre aux articles des lettres qu’il reçoit, même à ne plus les lire, et à négliger une gestion dont M. de Sade ne veut pas qu’on l’entretienne. Il a fallu au régisseur une rare nonchalance ou un bien grand dégoût pour arriver à se mettre souvent dans son tort, mais du moins il n’a pas usé de la faculté qu’on lui laisse « de rogner, de tailler, d’emprunter ou de vendre » plutôt que de manquer à une seule échéance. Si l’attente de M. de Sade est déçue, il invoque le ciel, se déclare réduit à la mendicité ou au suicide, écrit à tous ceux qui peuvent approcher son régisseur et lui transmettre ses doléances, atteste l’amitié bafouée, prie ou exige,