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CORRESPONDANCE INÉDITE DU

Les esprits sont toujours ici animés. L’on est dans des craintes perpétuelles ; l’on s’effraie par la licence des écrits et des propos et des nouvelles que l’on débite. Enfin, je pense que ceux qui ont pris dans le premier moment le parti de l’étranger feront bien de ne pas revenir que tout ne soit calmé.

Vous pensez très juste et beaucoup de gens sont du même avis que vous, mais ils prennent le parti du silence. L’on n’ose parler ni penser tout haut jusqu’à ce que les honnêtes gens prennent le dessus. Nous avons douze mille coquins dans le bois de Boulogne. La bourgeoisie se donne une peine terrible pour garder, pour avoir des farines, pour empêcher les attroupements……


La marquise pense que le désordre est au point où il ramènera l’ordre.

……Ici, à tous moments l’on manque de pain. C’est la confusion de la tour de Babel. Tout le monde veut être maître. Il faut espérer que les glaces de l’hiver et les besoins remettront les têtes dans une bonne assiette ; l’on sentira que les babils ne servent pas au bonheur.

L’on ne peut être sûr que de ce que l’on voit. Il faut tout entendre et ne rien dire. Les récoltes ont été superbes et il y a du blé pour trois ans s’il n’est pas gaspillé……

Le braconnage a été ici plus fort que partout ailleurs, de sorte que les paysans n’osaient faire la moisson de peur d’avoir un coup de fusil dans les reins. Il a été fait des représentations qui ont été reçues et écoutées. Le roi lui-même, l’on a tiré sous ses fenêtres et le gibier qu’il chassait en personne.

Je regarde ceci comme un torrent débordé ou une montre dont le grand ressort est cassé. Tous les raisonnements du monde, les calculs ne la feront pas marcher ; c’est le grand ressort qu’il faut remettre.

Tout est armé [?] ici, et bien du monde a passé en Angleterre……

M. de Sade se porte bien……

Je m’aperçois réellement que je perds la mémoire, fatiguée depuis deux mois d’entendre tout ce que l’on dit, de penser, de réfléchir, de répondre, de combiner ; la tension d’esprit de prendre garde à se compromettre, se méfier de tout le monde que l’on rencontre, ne savoir avec qui l’on vit, entendre des propos d’une force, n’oser ni répéter ni applaudir, il vaudrait beaucoup mieux être aux galères ; l’on saurait au moins ce que l’on a à faire. J’ai cependant pris la résolution, que je tiens autant qu’il m’est possible, de ne lire ni entendre lire aucune des brochures qui se vendent.

Les pauvres deviennent bien nombreux ; le commerce à bas ; point ou très peu de perception d’impôts. Tout cela est trop fort pour durer ; le désordre au point où il est ramènera l’ordre. Ce 17 septembre 1789.