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CORRESPONDANCE INÉDITE DU


promener, comme je l’ai déjà fait plusieurs fois. Je l’ai en vérité moins fait pour lui que pour les autres ; je suis bien éloignée de vouloir lui causer le plus petit chagrin ; son état est pénible, je le sens, mais on se doit aussi quelque chose à soi-même……

Il est des moments où je suis tentée de tout planter là. Madame de S. n’est point gaie, vous le savez. Nous sommes d’une monotonie angélique. Je vois peu de mes connaissances parce que je suis le bout du monde pour eux ; je ne peux les recevoir parce que je ne suis pas chez moi. Madame de S. ne souffrirait peut-être pas que j’augmentasse sa table d’un ou deux plats. J’ai la délicatesse et ne souffrirai pas qu’elle fasse de la dépense pour moi ; par cette raison, me voilà recluse. Toute sa famille est gênée vis-à-vis de moi et me regarde comme une amie de M. de S. Ils se défient comme si j’étais la bête noire. M. le président va bon jeu bon argent. Madame sa femme est adroite comme un vieux singe. Dernièrement elle nous surprit à travailler ; elle entra sans se faire annoncer. Madame de S., qu’une mouche déconcerte, fut au devant d’elle : « Ma chère maman, par ci, ma chère maman, par là ». Cet air de gaieté était hors de propos dans ce moment-là. Elle avait écrit, il y avait deux jours, une lettre fort triste. Mon air sérieux la fit rentrer dans elle-même. Madame sa mère ne savait trop comment prendre mon air. M. Gaufridy, vous allez mieux connaître et juger du caractère de cette femme : « Et votre santé, mademoiselle ? — Vous me faites honneur, madame ; (avec un petit air distrait) je me porte fort bien. » Un demi-quart d’heure après : « Vous ne seriez pas malade, mademoiselle ? — Non, madame, je me porte, je crois, à merveille ». La conversation continuant avec sa fille sur des papiers et des arrêtés de comptes, sa fille fut les chercher dans un cabinet voisin. « J’ai beaucoup fait pour M. de S. en m’occupant de ses affaires (observez que ceci est dit avec un air mielleux, air de confiance et de commérage, etc.). Il a mangé sur son principal tant… ses folles dépenses ici… là… tant, etc. — Madame, lui dis-je, il faut oublier le passé, ne s’occuper que des moyens de tout réparer pour l’avenir ; ce sont vos enfants, ils doivent vous être chers, vous sentez malgré vous que vous êtes leur mère. — J’aime ma fille, dit-elle, j’ai des entrailles de mère pour elle et voilà tout. » La nouvelle légende allait recommencer. Je fis un mouvement sur mon siège qui n’était pas équivoque. (C’était de l’indignation). Elle hésita un moment ; sa fille entra, voulut parler. Ses paroles étaient si entortillées que sa fille ni elle, je crois, ne comprenaient trop ce qu’elle voulait dire. Je me retire adroitement ; quelques moments après elle me fit rappeler. « Je n’ai point des secrets, mademoiselle, je n’avais qu’un mot à dire à ma fille. — Il était bien juste, lui dis-je, que vous le lui disiez en toute liberté, etc. » Sa visite fut longue ; [elle] parla des progrès que faisaient les enfants qui sont confinés dans une de ses terres à vingt ou trente lieues d’ici. Le prieur, curé du lieu, les instruit ; l’aîné entrera dans trois ans à l’école militaire. Avant de s’en aller je lui laissai faire toutes les avances pour venir m’embrasser. Madame de S. était pétrifiée. Quand elle fut partie, je lui dis : « C’est ainsi, madame, que je