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MARQUIS DE SADE — 1776
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bien pensé occasionner que je ne vous revisse[1] jamais. Je vais vous détailler le fait le plus clairement que je pourrai.

Vendredi matin on sonne à la porte sur les midi ; on nous annonce le père de Justine ma cuisinière. Cet homme s’avance d’un air insolent et dit qu’il vient chercher sa fille ayant appris… de là il défile tous les mauvais propos accoutumés, etc. L’air insolent qu’il avait pris m’avait un peu monté la tête ; après l’avoir cependant écouté avec attention : « Si vous venez pour voir votre fille, monsieur, lui dis-je, la voilà, parlez-lui tant que bon vous semblera, mais point d’invectives. Si vous venez pour la chercher, on ne vous la refuse pas, mais vous aurez la bonté d’attendre que j’aie eu le temps d’en trouver une autre. » Sur cela notre homme a pris sa fille par le bras et l’a traînée de force vers la porte. Alors j’ai pris moi-même l’homme, sans colère, sans violence aucune (car descendant de mon cabinet je n’avais en ce moment ni canne, ni chapeau, ni rien absolument à ma main), je l’ai ramené à la grande porte, en lui disant que ce n’était pas comme cela qu’il fallait s’y prendre, qu’il eût la bonté de descendre au village et qu’on lui ferait dire ce qu’on résoudrait sur sa demande ; je prononçais ces dernières paroles au moment que le scélérat mettait les pieds sur le seuil de la grand-porte. À l’instant, sans répliquer et sans s’agiter, il m’a lâché un coup de pistolet à deux doigts de la poitrine, dont heureusement pour moi l’amorce seule a pris, et s’est évadé aussitôt. Vous jugez de mon effroi et de celui de toute la maison ; cependant peu après nous avons appris que cet homme, que nous croyions sauvé, clabaudait horriblement dans tout le village. J’ai envoyé sur le champ chercher Blancard qui s’est trouvé, comme vous, dehors jusqu’à jeudi. Dans cet intervalle, Justine, sûre, disait-elle, de remettre la tête égarée de son père, a demandé à le voir encore une fois. Après ce qui s’était passé il ne convenait pas, comme vous imaginez bien, que cette visite s’arrangeât dans l’intérieur. Dans la règle j’aurais même dû m’y opposer tout à fait. Cependant, pour ne rien faire qui pût compromettre, j’ai envoyé chercher, par Bontemps le maçon, cet homme chez Béridon, où il était toujours à clabauder. Bontemps s’est adressé à lui de la part de sa fille, lui disant qu’elle voulait lui parler. Il a refusé, disant qu’on ne cherchait à l’attirer au château que pour lui tendre un piège… Alors il a dit qu’il lui avait été dit qu’il pouvait me tuer en toute assurance et qu’il ne lui arriverait rien ; il a montré des balles mordues et des lingots, disant qu’on devait voir par là qu’il n’avait pas envie de me manquer et mille autres horreurs. Bontemps est remonté ; la fille, fâchée de ne pouvoir raisonner un peu son père, a renvoyé une seconde fois Bontemps avec de nouvelles instances et enfin il est monté, se faisant escorter de quatre hommes, qu’imbécilement il prenait pour témoins de sa nouvelle sottise. La guérite, d’un côté, et la lucarne de la grand-porte, de l’autre, étaient les lieux du rendez-vous ; j’observais en dedans, toujours sans armes. Les maçons Perrin et Bontemps qu’il avait amenés étaient en dehors près de lui ; dans l’intérieur,

  1. « Revis », dans le texte.
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