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LA MÈRE DE DIEU.

gnotant vivement des yeux. Dieu a-t-il créé l’homme pour qu’il songe à son estomac du matin au soir ? Non. Avant tout, l’homme doit apaiser la faim de son âme. Il le doit, et je le fais. Oui, certes, oui, j’aime mieux prier que d’user mes forces au travail.

— Alors il n’est pas bien étonnant que tu aies faim, soupira Anastasie.

— Oui, j’ai faim, une faim terrible, s’écria Sukalou d’une voix presque joyeuse. Personne ne peut nier que je meurs de faim, littéralement. La prière et la contemplation assouvissent l’esprit, mais non le corps. Que voulez-vous ? Je suis ainsi fait. Vous ne me changerez pas ; certes non, vous ne me changerez pas. Au lieu de labourer le sol, de l’ensemencer, de récolter les grains, je prie ; au lieu de me cuire du pain, je prie.

— Et au lieu d’entreprendre un petit commerce ou d’apprendre un état qui t’entretienne…

— Je prie », s’écria Sukalou.

Il ne laissa pas continuer Jehorig qui l’avait interrompu.

« Ah ! mes amis, la faim, c’est bien dur ; mais je la supporte. Ah ! je la préfère à la perte du salut de mon âme. »

Il s’assit dans un coin, ferma les yeux et murmura une prière.

« Est-ce un saint ou un coquin ? » se demanda Sabadil.

Mais il ne put définir l’expression béate répandue sur le visage de Sukalou. Il n’y vit ni ruse ni fausseté, rien que la plus parfaite candeur.