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flottaient dans l’air comme des oiseaux monstrueux. Voici la sainte image sur son piédestal de pierre ; c’est là que le chemin de Toulava tourne à droite. Déjà je commence à sentir dans la nuque les coups de poing de l’ouragan, j’entends ses mille voix furieuses et ses plaintes lamentables ; de ses hauteurs, il plonge dans la neige, la fouille et la disperse, il brise les nuages, les jette à terre par lambeaux floconneux, et menace de nous y ensevelir. Les chevaux baissent la tête et s’ébrouent. La neige remonte vers le ciel en immenses tourbillons ; l’ouragan balaie la plaine avec des balais blancs, et sous ses balayures il enterre les hommes, les animaux, des villages entiers. L’air semble brûlant au contact : on dirait qu’il s’est vitrifié ; le vent le pulvérise, et les fragments pénètrent dans nos poumons comme des éclats de verre.

Les chevaux n’avancent plus qu’à grand’peine, en coupant l’air et la neige. Cette neige est devenue un élément dans lequel nous nageons avec effort pour ne pas nous noyer, que nous respirons, et qui menace de nous brûler. Au milieu de la plus formidable agitation, la nature se glace et s’engourdit ; on fait soi-même partie de cet engourdissement universel. On conçoit que la glace puisse devenir le tombeau d’un monde, que l’on puisse cesser de vivre sans mourir, sans tomber en pourriture. Des mammouths monstrueux y gisent intacts depuis des millions d’années, et attendent le jour où ils alimenteront le pot-au-feu d’un paléontologue. Cela fait songer à certain dîner antédiluvien, et on ne