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le dos. Son profil se découpe en noir sur le fond rouge du ciel ; le nez est finement arqué ainsi que le bec d’un oiseau de proie, et, quand je l’appelle, elle pousse un cri comme celui du vautour des montagnes, et ses yeux dardent sur moi un regard aigu, qui passe comme la lueur fugitive d’une flamme de naphte. Son cri résonne, les parois du rocher le répercutent, puis la forêt à son tour, puis encore la montagne au loin. Cette femme m’avait presque effrayé.

Elle se penche, arrache du thym, ramène le foulard rouge sur son visage plus rouge encore.

— Qu’as-tu donc ? lui dis-je.

Pour toute réponse, elle entonne lentement une douma[1] mélancolique comme des larmes.

— Tu as de la peine ? Dis ?

Elle se tait.

— Eh bien ?

Elle me regarde en face, se met à rire, et ses longs cils retombent commue un voile sur ses yeux.

— Alors de quoi rêves-tu ?

— D’une fourrure de mouton, me répond-elle tout bas.

Je ris à mon tour. — Attends, je t’en apporterai une de la foire, — elle se cache la figure dans ses mains ; — mais le mouton neuf ne sent pas bon. Veux-tu que je te donne une soukmana[2] garnie

  1. Forme particulière de la poésie populaire des Petits-Russiens, d’un caractère élégiaque.
  2. Espèce de casaque longue et étroite que portent les femmes du pays.