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n’est plus heureuse… Son mari l’aime ; il veille sur son trésor avec une défiance sans bornes. Il a chassé tous les amis ; il ne tolère pas de « jupon étranger » chez lui, comme il dit. Il déteste les gens qui viennent vous parler politique et livres, que l’on ne comprend pas et qui ne vous comprendront jamais. Il ne veut vivre que pour sa femme et ses enfants ; mais sa jeune femme commence à se sentir bien seule dans ce vieux château et sous ces mornes peupliers.

Elle passait autrefois pour la meilleure danseuse du bal ; lorsqu’on lui rappelle ces souvenirs, on ne fait que l’attrister. Avec qui danserait-elle maintenant ? Quelquefois elle prend son dernier-né sur le bras et fait un tour de valse en fredonnant, puis les larmes lui montent aux yeux. Elle dessine d’après nature, elle ébauche des compositions dont elle prend le sujet dans un livre qu’on a lu ensemble ; son mari les examine longuement et se contente de dire : ― C’est très bien. Moi, j’aurais fait de telle façon, ― et plus il a rencontré juste, plus elle est piquée. Elle se met au piano, elle joue du Mendelssohn, du Schumann, du Beethoven, ― pour qui ? Elle chante l’admirable sérénade de Schubert ; qui l’écoute ? Peut-être un paysan qui revient des champs s’arrêtera-t-il sous sa croisée ; peut-être son mari est-il rentré de la ferme, et se jette-t-il sur le divan pour fumer.

Elle est toujours belle : ses traits ont même plus d’expression et plus d’harmonie ; ses formes se sont merveilleusement développées. Pour qui ? C’est son