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et les recrues pleuraient aussi. Chacun avait une croix suspendue sur la poitrine et un sachet rempli de terre qu’il avait prise sous le seuil de sa maison. Le tambour battit aux champs, le caporal dit : « En avant, marche ! » et nous partîmes comme des chiens couplés. Ils chantaient tous en chœur une chanson bien triste. Moi, je me taisais. Quand nous fûmes déjà loin, que le village, la forêt, le clocher, eurent disparu à l’horizon, mon parti était pris ; je me disais : — Eh bien ! tu serviras l’empereur ; c’est un métier comme un autre.

— Et la vie de soldat, vous convenait-elle ? lui demandai-je.

— Je n’ai pas eu à me plaindre, monsieur, me répondit-il avec un regard d’une douceur infinie. On ne me demandait que de faire mon devoir, rien de plus : c’était tout ce qu’il me fallait. Je fus d’abord envoyé à Kolomea, où j’appris l’exercice. Quand je sus manier le fusil, je n’avais plus qu’un désir, c’était qu’on se battît quelque part. Enfin je compris maintenant que l’ordre n’est pas absent des affaires de ce monde ; nous étions traités avec sévérité, mais avec justice. Et quand je montais la garde devant le bailliage, et que j’entendais causer entre eux les paysans qui trouvaient là aide et protection contre les Polonais, je levais les yeux sur l’aigle qui était au-dessus de la porte, et je pensais : tu n’es qu’un chétif oiseau, et tes ailes ne sont pas bien grandes ; elles suffisent cependant pour abriter tout un peuple ! Puis, les jours de parade, quand je voyais flotter sur nos têtes le drapeau jaune avec l’aigle noire au milieu,