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LA PÊCHEUSE D’AMES.

essaya, elle si capricieuse et si hautaine d’ordinaire, d’attirer l’attention du comte ; il n’avait d’yeux que pour la loge d’en face. Des sensations qu’il n’avait jamais connues jusqu’alors envahissaient son cœur malgré lui, son sang bouillonnait, et son imagination commençait à travailler violemment. Il était habitué à obtenir immédiatement tout ce qui lui plaisait. Cette fois, les circonstances faisaient que l’objet de ses désirs était séparé de lui par un mur infranchissable ; c’était un attrait de plus. Et ce qui l’excitait presque encore davantage, c’est que la jeune fille n’avait pas même l’air de se douter de sa présence. Lui ! le comte Soltyk, le possesseur de tant de millions, le magnat, le conquérant, l’Adonis, il n’était certes pas facile de ne pas le remarquer ; et cependant, voilà que cette chose incroyable, impossible, se faisait.

Soltyk, en proie à une vive agitation, perdit tout empire sur lui-même lorsque après le second acte Zésim apparut dans la loge des Oginski, prit place derrière Anitta, et que celle-ci, tournant le dos à la scène et au comte, engagea une conversation vive et familière avec le jeune officier. Soltyk descendit dans les coulisses, déclara à la prima donna qu’il trouvait sa toilette abominable, puis il alla au buffet, avala d’un seul trait un verre de punch brûlant et demanda sa voiture.

Le jésuite était dans son cabinet de travail tout rempli de livres. Plongé dans un in-folio, il consultait différents Pères de l’Église à propos d’une grave question, lorsque la porte s’ouvrit brusquement. Le comte Soltyk entra, jeta sur un meuble son vêtement de fourrure, et, sans dire un mot, se mit à aller et venir à grands pas dans l’étroit espace qui restait au milieu de la pièce.

« Est-ce que l’opéra est déjà fini ? demanda le P. Glinski étonné.

— Non.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? vous avez l’air agité. »

Le comte attendit longtemps sans répondre et continua sa promenade. Enfin il s’arrêta devant le jésuite, et le regardant bien en face :

« Je l’ai vue, murmura-t-il.

— Qui ?

— Anitta.

— Ah !… Et c’est ce qui vous a déterminé à quitter le théâtre ?

— Oui, répondit le comte, j’ai horreur, comme vous savez, de toutes les sensations vagues, de tous les états équivoques.