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LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ? dit le jésuite, parce que je vous aime, et parce que j’ai comme un pressentiment que tout cela finira mal.

— Croyez-vous qu’une pareille perspective me fasse peur ? dit Soltyk en redressant sa tête avec un inimitable mouvement d’orgueil, pendant que sa splendide fourrure craquelait tout autour de lui : je ne veux pas vieillir, et je ne veux pas finir comme tous ces individus à la douzaine. Ce que j’aimerais au-dessus de tout, ce serait de monter au ciel dans un océan de flammes, comme Sardanapale. La vie n’a de valeur que quand on la méprise, quand on montre le poing au monde et qu’on foule les hommes sous ses pieds. Et combien dure toute cette comédie ? Est-ce encore la peine de vivre, quand le pouls s’affaiblit et que les cheveux blanchissent ? Merci bien pour ces jours ridicules de grand-père, pour toute cette félicité bourgeoise ! J’aurais dû naître sur un trône, voir le monde à mes pieds, régner sur des millions d’esclaves, prêts sur un signe de moi à lever la main ou à courir à la mort. J’aurais alors accompli de grandes choses, dignes peut-être de l’immortalité ; tandis que je suis emprisonné dans un cercle qui m’étouffe, dans une vie qui m’ennuie. Je me fais l’effet d’un lion qui rêve de bondir à travers les déserts, et qui est enfermé dans une cage, où il a tout juste la place de s’étendre.

— Il y a encore bien assez de bonnes choses et de grandes choses à faire, répondit le jésuite au bout d’un instant, et puis vous avez des devoirs. Votre nom doit-il disparaître, votre famille doit-elle s’éteindre avec vous ? »

Soltyk s’absorba dans ses réflexions.

« Une femme n’est pas en état de remplir ma vie, dit-il enfin, c’est une fleur que je cueille et que je jette ensuite et voilà tout… Mais je verrai Anitta ; pourquoi pas ? Je ne risque rien.

— Assurément, vous avez tout à fait raison, dit doucement le jésuite qui avait peine à ne pas sourire, mais ne faisons-nous pas une partie d’échecs ?

— Si fait, jouons. »